
Au théâtre du désespoir, sur la scène des illusions brisées, des amours perdues. Moins qu’un homme en crise, dont il nous rend parfaitement sensations et égarements, La nuit recomposée dépeint avec une grande justesse la puissance du théâtre, du texte et de ses gestes, la difficulté du hors-scène, l’exigence d’intensité. Par un jeu d’emprunts, de citations en italiques, de déports aussi du langage, Jocelyn Lagarrigue parvient à transformer le vécu, sans doute autobiographique, en un lancinant questionnement, en une belle préservation de l’ardeur.
Sans doute pour apprécier totalement ce roman faut-il d’abord en écarter les brocards, le dépouiller de ses oripeaux un rien chics de roman à clé (pas particulièrement compliqué à décrypter), ses falbalas d’une élégance arty so parisienne cédant parfois au discours attendu d’une crise de la quarantaine et de sa maîtresse plus jeune. Mais, si nos vies sont théâtre d’ombres, les rôles que l’on feint d’y tenir sont sans le moindre doute basé sur des stéréotypes, immédiatement reconnaissables d’être construit sur des traits grossis à l’envi. Le roman montre aussi à quel point nos vies échappent, au fond, assez peu à la banalité, traversent des illusions et, parfois seulement, parviennent à en préserver acuité et saveur. C’est là où Jocelyn Lagarrigue brille, dans les instants de basculements, ceux où on a envie de tout foutre en l’air, d’envoyer paître ce confort dans lequel on ne se reconnaît plus. On a tous, quelque part dans les tripes, comme moteur sans doute de toutes nos actions, cette marée noire prête à tout submerger, à dissoudre les rôles que nous savons tenir, cette Ghoula qui hante et peuple l’acteur, le dépasse et lui fait sentir tout ce que nos métaphysiques ont de profondément corporelles.
Que faisons-nous et pourquoi le faisons-nous encore ?
La menace, son imminence, la façon de la garder, tapi ou de l’alimenter, peut-être est-ce tout un. Antoine effleure les limites de la scène, tous ces instants où rien ne fait sens. Ou plutôt, ceux où on sent que l’on s’imite, voire que notre vie manque singulièrement de dramaturge. C’est une des bases des plus solides, depuis Dostoïevski, du roman que cette épreuve de la déréliction. Au sommet d’une reconnaissance dont il ne sait que faire, Antoine prend de l’héro dans une salle de bain. OD et coma, tout le récit sera une remontée, une recomposition donc, de ce gouffre qui dès lors affleure à chacun de ses pas, derrière surtout chacun de ses rôles. D’abord le Don Juan de Pouchkine pour lequel l’acteur se fait séducteur, éprouve ainsi l’absence de sanction, réinvente sa vie avec une maîtresse plus jeune. Avouons que tout ceci m’a paru un rien convenu. Heureusement le récit est sauvé par des instantanées de théâtres, la vie de troupe, le trac, marcher sur la lune, monter sur scène, les mondanités après la première. Antoine compose, se fond dans une vie prétendument normal comme celle vendue par la politique d’alors. La tragédie sans doute n’est jamais loin pour un acteur. On aime comment, sans vrai solution (je prie les dieux de m’accorder la délivrance de ma pénible veille, disait Eschyle), la présence-absence de Dieu paraît poursuivre le lent glissement du narrateur dans ce qui ne se sépare jamais d’une très forte dimension tragique, scénique aussi. Histoire d’une décompression, d’un baiser de Judas qui finit en bouffée délirante, une sorte de précision admirable, un rien distanciée, dans les sentiments, une belle insistance sur les odeurs. Ou comment on continue, malgré tout.
Merci à Quidam éditeur pour l’envoi de ce roman.
La nuit recomposée (207 pages, 20 euros)
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