
La pestilence et sa semblance ; la mort alentour et son absolution par procuration, et encore. Dans une jolie langue – attentive aux différenciations de statuts sociaux qu’elle impose, aux imaginaires qu’elle véhicule, James Meek s’empare du récit de peste comme une profonde et plurielle réflexion sur le Mal, le sens que l’on donne à nos vies. Vers Calais, en Temps ordinaire : sympathique roman d’aventures et spéculation sur la morale fluctuante qui nous lie.
Au premier temps de ce roman de James Meek on avoue avoir eu une appréciation un rien biaisée de sa langue. Difficile de passer après le rapport charnel, entre fidélité et invention, mis en en jeu par Graciano dans Johanne. Mais, le rapprochement est tout d’abord hasardeux, le contexte historique d’une grossière similitude et Vers Calais, en Temps ordinaire offre une autre expérience de la langue qui, pour être plus simple, ne doit pas pour autant être dédaignée. Peut-être ne peut-on pas réduire l’esprit critique à une prise en défaut, à l’entretien de la capacité à déceler les faiblesses ou contradictions d’un texte. Alors, il est trop facile, au sens de peu producteur de sens, de pointer pour un texte historique les endroits où les mots paraissent anachroniques (le football, l’emploi du terme textuel…). Tant que nous en sommes aux raccourcis historiques faciles, on pense souvent à notre propre contexte de pandémie, à la meurtrière aisance à ne pas croire en sa réalité. Tout cela ne nous amène pas bien loin, ne parle même pas du roman de James Meek. Il faut en dire plutôt la construction qui, pour être un rien attendue, n’en fonctionne pas moins admirablement. Reprenant le procédé de Damasio dans Les furtifs, Vers Calais, en Temps ordinaire sépare son récit en trois points de vue : celui des Will Quate puis de la vingtaine d’archers qu’il rejoint en quête de liberté, celui de Berna qui s’efforce de vivre dans un roman courtois et enfin celui de Thomas, ce procureur hanté qui ne parvient à se confesser que par écrit et traque alors le récit de tous les autres. Tous sont désignés par un symbole, on passe, avec une grande aisance, de l’un à l’autre dans un beau jeu sur les rythmes. À ce titre le roman remplit sa gageure essentielle : être tout au long un divertissement malin.
Sans doute en jouant habilement sur les faux-semblants. Ce sera un thème qui structurera tous le récit : les semblances. Un jeu assez comique, assez farce comme savait en produire le Moyen-âge, sur le travestissement. Will tout au long de Vers Calais, en Temps ordinaire sera trompé, se voudra sans doute dupe du rôle qu’il entretient. Une semblance d’archer qui entretient une semblance de romance avec son équivoque dame de compagnie et qui intervient en miroir de celui de Berna partit sur la route pour vivre son roman d’amour. Elle ne supportera d’ailleurs pas que le travestissement de Will, l’usurpation qu’il y aurait pour un vilain à croire pouvoir vivre de nobles sentiments, semble bien mieux fonctionner que sa caricature amoureuse. Nos vies, trop souvent, tendent à se confondre avec de mauvais roman. Autant en rire. Will s’engage comme archer, pour revenir libre, épouser celle que l’amant de Berna a, faute de mieux engrosser. Sur la route, il ne cessera de croiser Hab, un porcher, qu’il s’efforce de confondre avec sa sœur imaginaire, celle qui s’habille de la robe dérobée à Berna, prévue initialement pour ce noble mariage fuit. On déguise des amours homosexuelles transparentes sans doute pour tous. Ou alors n’ayant plus guère d’importance en temps de peste.
C’est sans doute ce qui intéresse avant tout James Meek, les chambardements de la morale, comment les temps extraordinaires, ici ceux de la Peste, révèlent les mensonges de nos temps ordinaires. Temps de violence qui tentait de croire en ses désirs d’expiations ; le romancier en fait le moteur de sa narration. Beau personnage, Thomas est embauché comme une semblance de prêtre. Lui aussi se prend à son rôle, lui aussi croit assurer son salut en aidant, en inventant parfois aussi, celui de la belle bande de gredin qui l’accompagne. Le roman n’est peut-être jamais qu’une casuistique, la mise en question de cas éthique ou comment un choix individuel interroger tous ceux qui l’acceptent. La troupe trimballe, Cess, une femme violée et dérobée à ses parents, l’outil aussi d’une improbable vengeance divine. On compose avec sa présence, on accepte le Mal. James Meek lui se refuse de le parer de jolis atours. Douceur, l’oxymorique tortionnaire, représente alors un exutoire à une culpabilité collective. Et puis, comme dans le roman de Graciano d’ailleurs, la route, sa grande fuite en avant paraîtrait tout excuser. Aucune fascination pour la pestilence, juste sa description, comment les protagonistes, mal, tentent de s’en extraire. On se laisse prendre à vouloir voir survivre ces peu innocents personnages.
Un grand meric aux éditions Métailié pour l’envoi de ce roman.
Vers Calais en Temps ordinaire (trad : David Fauquemberg, 462 pages, 23 euros)