
Les mots qui manquent à l’horreur, ceux qui font défaut aux sentiments, ceux imbéciles de la haine. Un grand-père, trop tard peut-être, tente de comprendre sa petite-fille, plaque sur elle ses interprétations, les limites de ce qu’il peut comprendre à ce qui se transforme en drame. Dans une langue à l’elliptique délicatesse, Elsa Jonquet-Kornberg restitue de l’extérieur l’itinéraire d’une jeune femme, les récits qu’on y plaque par impuissance. Il y aurait la petite histoire ou l’éclairage intime, empathique, d’une disparition et des mécanismes qu’elle met en jeu.
Allez savoir pourquoi, j’ai d’abord éprouvé une certaine réticence à me plonger dans ce roman. Une fausse impression dont il convient de se départir puisque il s’agit d’éclairer (jamais de dénoncer, rien que d’approcher) comment l’on construit une histoire à partir de ce qui nous échappe, comment tout ceci est – à la lettre – pitoyable, se construit comme un décalque, à partir de la ressemblance présupposée avec d’autres histoires. Le conditionnel du titre et son petite comme la brièveté du roman(moins de cent pages) doivent inviter pourtant à comprendre que dans l’économie de cette tension se joue autre chose. Réticence néanmoins. Dès premières pages de Il y aurait la petite histoire se dégage cette impression, difficilement situable, d’être parmi un roman français. N’importe lequel pour ainsi dire. Peut-être suis-je idiot,mais il m’a fallu un peu de temps pour comprendre qu’il s’agissait d’une gageure. Curieux pari pour un premier roman : se mettre dans la tête d’un vieil homme, rétrograde pour ne pas dire réactionnaire, parvenir à exposer les déterminismes sociaux (chez lui, qui bien sûr, n’y croit pas et se définit ainsi socialement et politiquement) d’un soutien aussi indéfectible qu’impuissant et maladroit.
On glisse par un mot dans l’étrangeté d’une façon de penser, par l’incompréhension qu’il fait d’abord naître. Armand, le grand-père, admet l’inconnu que lui devient Hélène, sa petite-fille. Tout se passe dans les mots. Il repense alors à un écrivain qui venait organiser des ateliers d’écriture dans son entreprise de communication. Un univers en quelques mots, n’est-ce pas ? En sous-texte, de leur ironie tragique aussi. Cet écrivain part de fait-divers sordide pour contraindre les participants à ses séminaires à une expression claire. Peut-être sommes-nous seulement les fantômes d’histoires déjà dites, sans nous. Qui sait. En tout cas, Armand se souvient que cet écrivain avait une fille, que son comportement était jugé déviant. Armand a l’étrange idée de la retrouver, de vouloir lui demander conseil. Elsa Jonquet-Kornberg décrit admirablement cette rencontre. Tout ce qui ne parvient à s’y dire. Les regrets pour ce qui n’a pas été fait. L’adolescent qui rompt avec son milieu, ses conneries, ses épreuves de jusqu’où il peut aller, seraient entre train de devenir un sujet littéraire en soi ? On en parle beaucoup dans mes lectures en tout cas que ce soit dans Sauvage est celui qui se sauve ou dans Voyage en territoire inconnu. Revenons au mot qui fait basculer : un test. J’espère, lecteur, que tu n’as pas compris l’atroce réalité derrière ce mot. Armand envisage de faire passer un test de virginité à sa petite-fille. On en est là. L’autrice laisse heureusement au lecteur le choix de ce qu’il veut penser d’un constat aussi insoutenable.
Armand avait la sensation que le néant s’ouvrait et se refermait, et pompait le peu de réalité dont il disposait encore pour parvenir à se représenter l’événement : le néant absorbait, aspirait, sans rien rendre, ne laissant derrière lui que les mots crus, prosaïques, qui, comme d’habitude, n’avait pas de sens.
Vient ensuite toute la mécanique du drame, la pudeur avec laquelle l’autrice traite l’engrenage du fait-divers. Laissons Elsa Jonquet-Kornberg en parler. Toujours comme une forme de dévoratrice extériorité, une incompréhension reconduite par d’autres mots. Les réactions violentes d’Armand rendues compréhensibles à défaut, bien sûr, d’être excusables.
Un grand merci aux éditions Inculte pour l’envoi de ce roman.
Il y aurait la petite histoire (93 pages, 11 euros 90)