
Chants syriens de la disparition. Dans un frappant ensemble de fragments, dans cette certitude d’être un outsider, de ne pouvoir rendre compte du réel syrien que depuis ses marges, ses frontières et ses rendus sur les réseaux, Maxime Actis parvient à faire entendre non tant un destin individuel que celui collectif, pluriel, d’une résistance et de son écrasement dans le sang. Ibrahim Qashoush prend la forme d’une enquête sur un chanteur disparu, sur le compositeur d’un hymne invitant à faire dégager Bashar el Asad pour collecter les traces de ce qui reste d’un pays, la Syrie.
On est très content de rendre compte de ce livre. Simplement parce que nous voudrions qu’on en parle, que l’auteur puisse continuer à creuser sa voix singulière, très informative, lapidaire comme l’urgence qui l’anime ; simplement parce que la situation décrite fait écho à une autre guerre née en partie de notre passivité. Comme il le fait dit à un de ses personnages avant (du temps d’Hafez el Assad), on ne savait pas ni les tortures ni les disparitions, maintenant (du temps de son fils, de ses alliés russes) on sait. Pas sûr que cela change quoique ce soit. Et pourtant, nous le pensons, il faut continuer à restituer ce réel, aussi impuissant puisse-t-il paraître. On croit d’ailleurs que c’est son humilité qui, souterraine pour ainsi dire, peut-être apportera des changements. Avec Ibrahim Qashoush nous sommes ravis de voir que l’Ogre opte aussi pour une orientation qui, pour interroger les basculements du réel, opte pour une modestie documentaire. Nous pensons bien sûr à Des îles de Marie Cosnay : l’humilité de témoigner de l’absence, de la disparition, du collectif qui passe d’abord par un brouillage des frontières du Moi détestable de l’auteur. Il ne saurait s’agir de donner une version explicative, unitaire, de la réalité, de professer une explication, d’imposer alors des explications linéaires. La description du réel pour Maxime Actis me semble à l’essai, toujours comme une enquête. C’est nécessaire, urgent.
Il n’y a pas de mots qui puissent décrire la douleur, ils manquent et beaucoup ont plongé dedans. Et de la douleur, on y revient toujours avec rien, le creux des mots, c’est-à-dire tout ce qu’ils ne disent pas.
Enquête alors sur la douleur, l’horreur, l’obscénité d’en rendre compte, celle aussi d’en jouir en voyeur perclus dans son confort. Toute enquête, tout essai part de ce constat : que sais-je ? sous entendu rien, jamais, nulle part, nous ne pourrons rendre compte de la complexité, les contradictions et la pluralité du réel. L’auteur précise, à raison, que ce livre n’est que « ce qui, depuis l’extérieur, la bordure, j’ai pu en apercevoir, en lire, en entendre, en toucher, essayant dans ce geste fragile dans ce geste fragile de comprendre ce qu’il se passait. Comme un écho lointain. » Un écho déformé, celui de la fiction, celui des écrans aussi. Notre réel, maintenant, est aussi cela. On aime l’idée du type un peu paumé, routard dans son cametar, qui tombe sur une vidéo sur Facebook sur les protestations populaires en Syrie qui s’y intéresse, veut approcher de la frontière, rencontre des réfugiés, se sent coupable de son confort, croise une future combate pour le Rojava. Incarnation ironique non tant de l’auteur que de sa posture. Jamais un combattant exemplaire, pseudo-héroïque. Sur les réseaux, on scroll sur l’horreur. Malgré tout on n’en n’entend des échos. Ni mépris ni idéalisation d’internet chez Maxime Actis, on entend la pratique. On aime aussi écouter comment à partir de cet arachnéen médium, le réel devient aussi ce que l’on peut s’en approprier. Un hommage alors à ceux qui, bien mieux que nous, portent témoignage des disparitions. Tout commence toujours ainsi. Des tags de gamins sur un mur, leurs auteurs sont enlevés. La population proteste. Une révolte populaire commence, sa sauvage répression aussi. Rendre mémoire à Sana, au mémorial virtuel qu’elle crée. Rien que noter le nom des morts. Peut-être ne peut-on pas faire grand chose de mieux face à la douleur. Il faut d’ailleurs évoquer le style de Maxime Actis, ses silences dans sa prose très informative comme façon de souligner la trompeuse évidence du factuel. Un des autres personnages délicieusement collectif est J.H, un journaliste qui enquête sur le rossignol de la révolution, Ibrahim Qashoush dont le corps aurait été retrouvé, tué par les hommes kakis du régime. À force d’enquête, il retrouve celui qui se prétend être Qashouh, qui planque sa survie en Turquie. Un autre des faux-semblants pointé par ce livre qui, dans sa discrétion, dans la certitude de son toucher incertain, effleure à nu l’émotion, la perte, la vie dans une ville en ruine. L’existence d’un footballeur devenu combattant. Un livre nécessaire vous dit-on.
Un grand merci aux éditions de l’Ogre pour l’envoi de ce livre.
Ibrahim Qashoush (190 pages, 18 euros)