
Entre l’Albanie et la Grèce, deux sœurs tiraillées par les tyrannies de l’Histoire, ses incessants déplacements forcés et surtout la très grande misère qui en ressort. Par l’admirable traduction de Marie-Cécile Fauvin, nous entendons la langue dialectale, la rudesse de sa ruralité, sa grande pudeur, la beauté de sa résistance, retranscrit par Sotiris Dimitriou comme témoignage primordiale d’un monde enfoui. Heureux soit ton nom ou la très dure réconciliation de deux peuples.
Avec ce livre, Quidam éditeur continue son interrogation, plurielle forcément, de la manière dont la langue constitue nos identités, les pertes qui la constituent. On aime beaucoup l’idée qu’il s’agisse d’une traduction pratiquement impossible et donc l’invention d’une autre langue, l’enrichissement du français par l’inventive retranscription d’un patois obstinément oublié. Une langue qui reste étrangère. Pensons ici à la façon dont Arno Camenish ressuscite le parler vernaculaire des grisons. Le français comme langue de réception, capacité à entendre une histoire qui lui est étrangère, de rendre par une approximation sensible ce qui reste intraduisible. On aime aussi l’idée, très présente chez Marc Graciano, qu’une des façons pour qu’une langue soit inventive est de revenir sur ses usages passés, regarder ce qu’ils peuvent encore nous dire. Pour en venir, enfin, à Heureux soit ton nom, pour donner à entendre la langue dialectiale des montagnes d’Épire, la zone frontalière entre la Grèce et l’Albanie, Marie-Cécile Fauvin a opté pour un parler ancien, celui de sa mémoire, celui du Haut-Forez. Le seul à même de rendre l’étrange ancienneté de la langue, le travail de Sotiris Dimitriou pour qu’elle demeure, par le contexte, toujours compréhensible, toujours en décalage aussi. Il fallait rendre son importance à ce travail de traduction avant de pouvoir commencer à parler de ce texte.
Il me semblait que les miens ressortaient de la terre.
Cette question de langue est sans doute essentielle pour parvenir, comme le fait Heureux soit ton nom, l’extrême pauvreté sans condescendance ni misérabilisme. Se placer à hauteur de personnage c’est écouter leur manière de parler. Comment ils disent et taisent leurs souffrances. On commence par la guerre, on comprend tous les exils qui ont marqué ce territoire. Le roman s’ouvre, en 1943, sur l’errance dramatique d’Alexo et de Sofia. Simplement en quête de nourriture, un peu de farine, quelques graines de maïs, un endroit où dormir. La vie est là, malgré tout. Une séparation par hasard, par la neige la nuit. Sofia restera de l’autre côté de la frontière, du côté albanais. Suggérer sans insistance la souffrance est alors question de rythme. Le roman joue de l’ellipse, les années de déplacement forcé imposé par Enver Hodja passe comme l’ombre d’un cauchemar. On compose aussi avec cette horreur. Belle pudeur de la langue pour en dire toute la souffrance, la totale absurdité de ce régime communiste autocratique : on meurt de faim, mais on ne saurait manger les olives qui poussent devant chez soi. On s’arrange malgré les déportations, les tâches, le soupçon d’avoir des liens avec l’étranger. Ensuite, ce sera une autre forme de souffrance. Le régime s’ébrèche, les frontières clandestinement s’ouvrent. Les pays jamais ne retrouvent leur sororité. Les anciens albanais arbitraires sont mal accueilli par ceux qui sont grecs. L’errance continue.
Un grand merci à Quidam éditeur pour l’envoi de ce roman.
Heureux soit ton nom (trad : Marie-Cécile Fauvier, 104 pages, 13 euros 50)