
Ultime roman de Perec, dont seule la première partie fut rédigée, « 53 jours » reste comme une persistance énigme, la notation de fausses pistes, de dédoublements, de réflexions – et de pastiches – sur le roman policier. Difficile, en l’état, de juger ce qu’aurait été « 53 jours », mais sa forme inachevée plonge le lecteur dans la fabrique du roman, ses impasses et contraintes. Un roman à reconstituer comme on promènerait un miroir le long du chemin.
On parle beaucoup en ce moment de Perec. On est content de retrouver son œuvre romanesque précisément dans la mesure où elle semble l’intégration réussie des folles contraintes que s’imposait l’auteur. Moins à la Disparition, son encombrant lipogramme en E, pensons ici à La vie mode d’emploi ou à l’admirable Un homme qui dort. Pour ceux qui ne connaîtraient pas, tout arrive, Perec précisons que son écriture née de la contrainte formelle, d’un cahier des charges par lequel il espérait, sans doute, tordre l’arbitraire du signe, s’écarter de ce que le langage doit dire pour le faire parvenir à dire autre chose. En partie le traumatisme de la Shoah, les obsédants souvenirs d’enfance laissés ainsi à jamais. « 53 jours » affiche son inachèvement comme un double-fond. Perec a dactylographié (peut-on dès lors penser qu’il s’agissait de la version définitive) seulement la première partie, une forme d’enquête policière sur un disparu, Robert Serval, que le narrateur est censé avoir connu. Le Consul, pas si innocent, le , charge de lire un manuscrit dans lequel se cacheraient des révélations sur la disparition de Serval. On sent dès cette partie une confusion, nous ne sommes jamais très loin du pastiche. La contrainte comme révélatrice d’une époque, l’invention d’un lieu (aux sonorités italiennes pour commencer à évoquer Stendhal, nous y revendrions), Grianta, permet à Perec, dans l’imitation, de dire non tant son pays que la perpétuation de la guerre, des barbouzes et de leur sympathie pour les exotiques régimes autoritaires. Selon les notes laissées par l’auteur, Grianta serait la ville du Sud, par opposition avec celle du Nord où se passera l’enquête inventée par Serval pour révéler les causes de sa disparition. Le réalisme, l’épuisement d’un lieu dans l’arrière-monde de la fiction, de l’emprunt partant. En quelques mots Perec donne l’impression d’être dans ce monde du faux des romans d’espionnage, ceux de l’usure d’une époque, les derniers feux des républiques bananières. La Terreur malgré tout, enlèvement arbitraire, couvre-feu. On y croit, écriture minimaliste toute à sa tension.
La réussite de cette première partie tient à la capacité de Perec de maintenir cette tension jusqu’à sa plongée dans les manuscrits, à faire tenir l’idée (devenue un peu trop simple) que le coupable et le disparu de tout roman policier est leur auteur. Perec introduit, par ce jeu de doublures d’histoires, une indéniable distance avec celle qu’il nous raconte : Serval décrit l’accusation d’un homme, à tort, dans une sombre histoire, pour dire comment lui-même serait accusé à tort. Bien sûr, on sait que le narrateur va être accusé lui-même à tort. Le lecteur reconstruit les jeux d’échos, les fausses-pistes, tous les indices livrés comme des digressions, pour ne pas dire un autre roman dans le roman. Ce qui intéressait Perec (pour autant qu’on puisse en juger tant nous ne pouvons savoir si la partie manuscrite, une fois l’ensemble achevé, n’aurait pas été amendée) était de savoir comment, dans un roman, la réalité d’un texte influe sur un autre texte, comment se construit une réalité. Dans « 53 jours » Perec joue alors de l’aspect binaire (la parodie comme moyen d’accès au réel, pressentiment du post-modernisme ?) : nous l’avons évoqué entre le Nord et le Sud, mais aussi entre le vol d’une statue à Grantia et d’armement dans cette ville du Nord tout aussi insituable. Comme dans tout bon récit policier, il faut bien sûr, une femme, l’ébauche d’une trompeuse histoire d’amour. Pour Perec, dans cette ébauche de roman tout au moins, cela se traduit bien sûr par le don de nouvelles références. On examinera sources et emprunts du texte écrits par Serval. Si vous suivez toujours, cela servira bien sûr à révéler, à masquer sans nul doute, celles de Perec.
On passe alors à la partie la plus absconse du livre, tour à tour passionnante, pleine de possibles, et fastidieuses un rien répétitive, comme en attente de réalisation. Cette partie s’intitule Un R est un M qui se P le long de la R. À cet acrostiche de la célèbre formule de Stendhal (un roman est un miroir que l’on promène le long du chemin), Perec cherche toutes les significations, toutes les biffures. « Un Romancier est un maniaque qui se propose le lemme de la réalité. » On craint ici d’être trop explicites, de réduire les intentions de Perec dont nous n’avons que les brouillons. Ce qui est, à mon sens, la partie la plus intéressante de ce livre : comment passe-t-on des intentions de l’auteur à leur concrétion en œuvre, existe-t-il un danger de faire un roman qui ne soit que le commentaire de ce qu’il devrait être, quelle place prend alors le style, les aléas de l’écriture ? Le premier défi de ce livre inachevé devient alors une explication de son titre : comme la Chartreuse de Parme, on met au défi Perec d’écrire un livre un 53 jours. Le roman, l’histoire d’un échec. Perec en fait le jeu avec des références, une façon d’en faire des lieux, des déclencheurs d’intrigues. La référence à Stendhal se maquille alors dans un récit d’un réseau de résistance, de trahison donc, dans le massif de la Chartreuse. On a alors le témoignage (à la fois émouvant et indifférent) de tous les jeux de mots, les échos sonores envisagés par l’auteur. Passion cryptique pour les noms de personnages, la référence comme façon de revenir d’entre les morts. Est-ce la peine de préciser que nous parlons ici du colonel Chabert. On aime que les derniers mots de ce livre soit : « La vérité, à peine effleurée, s’éloigne. Il faut aller la chercher + loin que dans t[ou]te allusion directe» .
Merci à L’imaginaire Gallimard pour l’envoi de ce roman.
« 53 jours » (315 pages, 11 euros 50)