
Lumière de nos ténèbres, révélation terminale de notre obscurité en partage. En huit nouvelles tendues, pétries d’une angoisse apocalyptique, Ariadna Castellarnau captive par l’ordinaire étrangeté mise à jour dans chacune des situations discrètement empreintes de la certitude d’une fin du monde dans laquelle se débattent tous les personnages de L’obscurité est un lieu. Une exploration sensible, inquiète, des instants où s’éclairent nos ténèbres, des luminosités qui irradient nos ombreux rapports au monde, à autrui.
Nous sommes ravies de pouvoir, après l’inquiétant Brûlées, parler d’un livre d’Ariadna Castellarnau, de voir surtout comment elle poursuit, dans une variation qui ne saurait être simple répétition, ce sentiment d’imminence, de repousser encore un peu la contondante absurdité d’un monde dont la littérature pourrait seule faire pressentir la fin. Il faudrait, pour évoquer avec justesse L’obscurité est un lieu, parvenir à donner à entendre cette délicatesse stylistique (est-il utile de souligner la perfection de la traduction de Guillaume Contré ? Oui), sa concentration sans doute par effacement, qui donne à chaque phrase d’Ariadna Castellarnau, disons, une tension métaphysique, une panique eschatologique. Il faudrait, simultanément, parvenir à suggérer, que ce n’est pas tout à fait cela, que ce n’est plus tout à fait cela. On en a fini, semble-t-il, dans ces huit nouvelles avec la déploration de la fin des grandes suites narratives. Pour un peu moins mal me faire comprendre, on pourrait avancer qu’on relève dans L’obscurité est un lieu l’influence dépassée à Kraszanahorkai, dépassée au sens où la déréliction ne serait même plus une perspective. « un fond de désastre » sans satisfaction ni tristesse. » Peut-être aussi par une certaine aptitude de l’autrice, par les textes courts, à se soustraire au commentaire, à terminer ses textes avant d’avoir à les inscrire dans un schéma moral entendu.
Ce n’est pas facile. Si elle savait au moins à quel endroit correspond la lumière et à quel autre l’obscurité. Mais le temps manque.
S’il fallait absolument avoir recours au sens de la formule, on pourrait avancer que L’obscurité est un lieu s’illumine d’une atmosphère d’un fantastique post-apocalyptique, l’unheimlich, l’inquiétante et familière étrangeté d’une apocalypse qui a déjà eu lieu, pendant que l’on regardait ailleurs, que l’on était trop occupé à survivre au jour le jour. Notons quand même que cet éclairage s’impose peut-être après la lecture de Brûlées ou des ombres tentaient de perdurer. Le lieu de l’obscurité, dans ce que l’on hésite à appeler recueil de nouvelles tant il est animé d’une forte cohérence interne, est effacé. Il apparaît étrange lisière, relégation solitaire, bordure intime où enfin percevoir. Tous, comme l’affirme l’autrice citée dans l’éclairante (promis j’arrête les métaphores peu lumineuses) préface de Mariana Enriquez souligne à quel point nous sommes tous enfermés dans les ténèbres de nos phobies. Ariadna Castellarnau parvient à restituer ce qu’elles ont de commun. Le texte éponyme, au bord d’un champ de maté, loin de tout met en scène une fillette punie d’avoir voulu trouver une échappatoire. Pour toujours citer la préface, l’autrice s’empare alors d’une réalité plus grande, de la nécessaire peur qu’elle suscite. Sans doute, l’obscurité reste attachée à nos figurations enfantines. La nouvelle « L’obscurité est un lieu » montre comment la crainte pragmatique du châtiment (la jeune fille a parlé avec des gens, mettant ainsi en danger la retraite, obscurément criminel, du père) reconduit à une autre fuite. Ariadna Castellarnau invente des irrésolues et imaginaires porte de sorties. Une incarnation diabolique du maître des Ténèbres qui pousserait son vice jusqu’à nous faire croire qu’il n’existe pas.
Comment pourrais-je m’arrêter alors que j’ai l’impression de n’arriver nulle part ? Si le but que je croyais avoir atteint ne fait que reculer comme un ballon qui dérive en mer ?
À son meilleur, et c’est le cas ici, le fantastique parle d’autre chose, s’empare d’une situation imminemment concrète, désespérément sans issu, pour parler de nos peurs primitives. La précédente citation, ainsi, évoque aussi bien ce qui anime tous les protagonistes de L’obscurité est un lieu que l’apaisement de la sexualité qu’affronte le personnage de la très drôle nouvelle « Marina Fun ». Un frère qui serait une sirène, coincé dans un parc d’attraction au rabais. Qui nous dit que la fin du monde ne pourrait pas ressembler à cela.Ou alors que l’obscurité surgit d’autant mieux quand on l’évite, quand l’autrice parvient à déjouer habilement les thèmes attendus. La nouvelle « Calypso » évite ainsi le thème du trafic d’être humain, la prostitution d’enfant. Une autre façon de suspendre le désir de salut, de sauver autrui pour se sauver soi. Il convient pourtant de ne pas rendre les textes plus explicites qui ne le sont. Souvent, ils tiennent juste par leur lumière particulière, fugace révélation qui déjà s’efface. Un enfant qui, comme dans « Soudain, un déluge » (une certaine ironie, non, pour ce châtiment biblique ?) qui soudain, perdu dans son delta en proie à la spéculation, chassé par les titres de propriété qu’il n’a pas, comprend qu’il n’a pas besoin d’aide quand ceux qui pourraient lui prodiguer déjeunent avec des cadavres. « Dans son regard tranquille se reflétait le lointain bourgeonnement du soleil. » Rien que cela. Mais, peut-on, vraiment, aspirer à autre chose. La crue lumière sur la solitude et la nuit qui nous guettent. Soulignons aussi, pour flatter mon goût insulaire, la très belle nouvelle « Une île dans le ciel » où l’autrice invente les secours, leurs naufrages surtout, du couple, de son désir de se réinventer dans une cabane, de construire un bateau ou d’adopter un enfant opportunément perdu. Tout ceci, selon la lumière, peut bien sûr fort ressembler à un simulacre. L’instant où la réalité se fendille, celui où la peur pourrait surgir, Ariadna Castellarnau en fait, en connaissance de la littérature fantastique, non tant une projection de nos paniques mais de l’espoir paradoxal que l’on y projette. D’étranges et insistants camarades veulent connaître les raisons de la mort d’une petite fille, éclairent la culpabilité maternelle. À moins que ce ne soit que ce que le lecteur y projette. On peut, comme moi, aussi y lire une discrète critique du monde tel qu’il va, une impossibilité à oublier ses oppressions (un monde sans eau où les sourciers sont sans héritières) souvent présentes dans ces nouvelles qu’il faut vraiment lire.
Un grand merci à L’ogre pour l’envoi de ce livre.
L’obscurité est un lieu (trad – impeccable – de Guillaume Contré, préface de Mariana Enriquez, 188 pages, 16 euros)
Intéressant ! Je me le note !
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