Les wagons rouges Stig Dagerman

Nouvelles de l’étrangeté radicale, du glissement vers un fantastique où se révèlent, irréductibles, les paniques humaines. Dans Les wagons rouges, nous voilà dans un monde autre, inquiétant, toujours au seuil de l’implosion pour dire notre difficulté à être, mais aussi l’absurdité des diktats sociaux auxquels, inconscients, nous nous soumettons. Stig Dagerman parvient à refléter la cohérence de sa sombre vision du monde, les palettes du cauchemar qui y tiennent lieu de perception du réel.

Les wagons rouges fait partie de ses œuvres que l’on est pas certain d’aimer, qui retiennent parfois un rien notre totale adhésion, des récits surtout qui laissent une persistante incertitude, un doute, voire parfois une très légère incompréhension. Des livres aussi étranges que leur propos. Si parfois certaines des nouvelles un peu moins me parlent, on y entend pas seulement, assez platement, l’état d’un monde que le sentiment d’enfermement, de condamnation, d’oppression et autres menaces pas si latentes. Il faut bien le dire, admettre ainsi nos failles, que le basculement dont sont saturées ces nouvelles parfois nous a échappé. La simplicité même de la phrase de Stig Dagerman fait que l’instant où nous passons à un autre ordre de réalité se fait parfois insidieusement, comme malgré nous. Fiction, nous admettons comme vrai ce qui est ici rendu à sa primitive invraisemblance. Nous ne sommes que des hommes qui avons peur. Intangible et immuable, qu’on le veuille ou non, cette peur est révélatrice d’une certaine époque. Le recueil a été écrit entre 1947 et 1953 : angoisse d’un monde nouveau, mais devant affronter « la dimension du mal», le jugement, la censure totalitaire, une certaine liberté qui, parfois, prend des approches à la Camus, en nettement plus pessimiste (« Mais ici qu’est-ce que la liberté sinon l’endroit où troquer nos rêves contre quelque chose de pire ?» ). Peut-être tout ceci a un rien vieilli au point de, parfois, donner presque un sentiment d’emprunt. Ce serait d’ailleurs un charme de la nouvelle : son aspect d’essai, sa tentative de trouver une autre langue, tenter un autre style, un autre type de texte. Peut-être d’ailleurs pour situer ce à quoi on échappe pas.

représenter le mal, de terroriser, de faire peur, d’inquiéter, d’influencer des actions vers de sournoises directions, de ranger des événements bien ordonnés, d’anéantir de nobles intentions.

Il faut le dire la nouvelle éponyme est d’une rare puissance. On y a l’impression de lire du Krasznahorkai avant la lettre, dépouillé aussi de ses ornements stylistiques et autres jeux sur les dispositifs narratifs. « Par contre, il avait une découverte qui l’inquiétait, le troublait, le terrorisait. Lui-même la nommait la découverte de la dimension du mal. » Un récit qui contient ce genre de phrases, toujours me fascinera. Surtout quand comme ici, il trouve une traduction très matérielle de cette inquiétude métaphysique. On commence par regarder un train, s’inquiéter des inscriptions faites sur ces wagons ; on finit par ne plus vouloir découper un tissu. Pour bien lire, Stig Dagerman, sans doute ne faut-il pas le cantonner à Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, à son suicide, à ne faire des nouvelles des Wagons rouges seulement l’expression de l’angoisse. Certes, elle reste omniprésente, mais trouve dans la forme fantastique l’expression de son ironie, de l’humour macabre qui l’accompagne toujours.

Il était loin le temps où l’un d’entre-nous avait pu croire que nous rendions service à l’humanité en prétendant qu’elle pouvait être comparé à un rêve.

Pour le dire avec une emphase de mauvais goût, la découverte de la dimension du mal serait sans doute ici est la responsabilité de l’écrivain. Peut-être même l’impossibilité de son innocence. « D’une façon générale, il était loin pour tout : le temps. » La nouvelle « Le condamné à mort» comme celle « Le procès » sert de mise en scène de cette responsabilité. Au dernier moment, un condamné à mort est innocenté, réduit sans cesse à ce statut, maintenu dans l’échappatoire qu’on lui offre sans reconnaître pour autant l’absurdité de notre jugement, les fausses certitudes qui le fondent. Un visage de l’humaine condition comme dire l’autre ? Faire vaciller nos certitudes, le jugement qui ordonne, insidieusement, l’illusion de notre perception stable du monde, voilà ce à quoi s’essaie Les wagons rouges. La dictature de l’émotion est bien sûr une construction sociale. La peur en serait la manifestation la plus manifeste. On voudrait normaliser la tristesse, en faire une preuve de cohésion au groupe. Un homme refuse de pleurer, on le rudoie, le renvoie à son anormalité. Dagerman suggère pourtant que cela ne va pas sans cruauté. Dans une autre nouvelle, très marqué sans doute par la guerre froide, les émotions sont réduites à une couleur, simplifiées à l’extrême comme les mots qu’un écrivain aurait le droit de choisir afin de ne froisser personne, défendre sa patrie et autres fariboles. Il est bon qu’on nous rappelle notre étrangeté à ce monde.


Un grand merci aux éditions Maurice Nadeau pour l’envoi de ce livre.

Les wagons rouges (trad : C.C Bjurström et Lucie Albertini, 209 pages, 9 euros 90)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s