Terra Nostra Carlos Fuentes

Circularité, pluralité, des destinés, du temps qui est aussi ce que l’on en imagine, ses failles, itérations, prophéties, mais aussi tout ce qui n’a pas été vécu, les secondes chances des échecs, les hérésies, l’expérience en commun de notre terre. Chef d’œuvre de Carlos Fuentes, immense roman cosmogonique aux réflexions sur l’unité, toutes les dualités (nouveau et ancien monde ; passé et présent ; masculin et féminin ; unique et plurielle ; achevé, inachevé ; rêve et mémoire…), Terra Nostra est le récit véritablement baroque (permanent jeu de miroir entre rêve et réalité) de la fin d’un empire, celui halluciné, forclos dans sa dévotion syphilitique, de Philippe II, l’annonce d’un nouveau monde et la préservation de l’utopie d’un autre monde. Carlos Fuentes nous emporte dans ce récit messianique, dans la permanence des signes, la variabilité de leurs interprétations, la concordance des mythes, la réalité trompeuse de l’écrit et de ses hérésies, la folie de la foi, l’immuable et éternel désir de dire.

Une formule assez pédante serait de dire qu’il convient sans cesse de relire Terra Nostra. Au passage, nous attendons une réédition, en poche ou chez L’imaginaire, de ce roman-monde qui appartient à ce que la littérature a de plus décisif. Relire Terra Nostra tant il est difficile d’en parler après une seule lecture, tant il convient de faire ainsi l’expérience du temps circulaire de la lecture. Ailleurs, par partage, nous le nommons spiralaire. «  je venais de pénétrer dans un cercle hermétique, à la fois grand et rond, haut et profond, dans lequel toutes les forces de l’homme étaient concentrées sur la recherche du fragile équilibre entre la vie et la mort. » Un livre qui crée sa propre architectonique, invente son propre monument et ici en sape les fondements, en pointe les échappements, la folie crépusculaire. Ce serait, anecdotique, le premier point d’ancrage de la lecture, toujours passionnante de cet ample roman (un peu plus de huit cents page, très denses) : une reconstitution historique si érudite, si puissamment évocatrice, si charnelle, inquiète, polyphonique, de ce que l’on ne saurait résumer à la légende noire espagnole. Carlos Fuentes offre une plongée dans la psychée maladive de Philippe II. D’une manière, disons, proustienne Terra Nostra ne fait pas entièrement coïncider la construction de l’Escurial, décidée par ce roi d’une folle prudence, avec le livre auquel, miroir fumant, nous faisons face. Les victoires en demi-teintes du pouvoir, les échecs paradoxaux de sa contestation sont une des dichotomies, nombreuses jusqu’au vertige, qui organisent Terra Nostra. Le Seigneur, pur incarnation, ultime avatar du pouvoir (thème cher à l’auteur s’il en est, voir par exemple son exemplaire recueil de nouvelles) décide de construire un monument pour célébrer sa victoire sur les hérétiques. Ce sera la première variable de cette histoire qui est tout de fiction, invention et imagination, rêverie et ce qu’il en reste dans une perception malade : « car il n’est point de pouvoir personnel comme le nôtre qui puisse durer s’il ne joint à la force l’imagination du mal. » À travers « des fissures du temps, des obscurs instants où le passé tente d’inventer le futur », à partir de cette certitude — littéraire s’il en est — que « Dire, c’est désirer » quand « Toutes mes paroles ont été prononcées demain. » , Carlos Fuentes donne corps à cette obsession si catholique du Mal. Ce sera une des visions de l’Histoire, celle sans doute remaniée par les Anglais pour étendre leur pouvoir, légende noire, un roi rendu malade par la lourde hérédité, par une maladie sexuellement transmissible transmise par son père toujours dans cette vision de la confusion, des identités plurielles, les masques et portes-voix du silence que sont chacun des personnages : « je ne sais quelle est la part de l’oubli et celle de l’imagination, la part de perte et d’ajout.» L’Escurial est un tombeau, une vision du passé, une retraite pour le Seigneur. Toujours très renseigné, comme un écho sans doute au texte biblique, Carlos Fuentes donne chair à cette hantise. Des visions palpables, des tableaux qui s’animent, des images qui contaminent. La dévotion, l’expiation, pêché d’orgueil. Construire un palais, ruiner le royaume, la vie retranchée quand elle se croit terminer. Ce que peut-être suggère l’auteur est que le roman lui-même se confine dans ce genre de croyance, ne s’invente qu’au passé, faute de croire dans son futur ou plus exactement dans l’instant.

Voici ce que je vous lègue : un retour aveugle, tenace et douloureux à l’imagination du futur dans le passé comme unique futur de ma race et de mon pays.

Apologie alors de l’hérésie, les discours qu’on veut écraser car on les sait bien plus proche de cette vérité obstinément tenter. Le Seigneur pourchasse les Adamites, ceux qui pensent que l’homme est sans péché. Le roman donnera des lectures délicieusement hérétiques de l’autre rapport au temps qu’induirait l’abandon de toute croyance dans un rachat. On invente quel futur si on se débarrasse de l’idée de rédemption ? Comment jouir de l’instant autrement qu’en tentant l’économie de cette foi ancrée que tout plaisir se paie ? L’invention, utopique, désirante, persécutée aussi, d’une autre temporalité : « en sachant ce qui ne fut pas, nous saurons ce qui brûle d’être : ce qui n’a pas été — tu l’as vu — est un fait latent qui attend le moment d’être, sa seconde chance, l’occasion de vivre une autre vie. » Federico à son balcon on l’a vu explique un peu cette croyance, disons cette expression romanesque puisque son expression ne va pas sans une dostoïevskienne contestation polyphonique, à un temps circulaire. On pourrait, très hâtivement le dire ainsi : sans trêve les antagonismes se rejouent. Il ne s’agit pas de penser, je crois, que l’Histoire se répète, plutôt que ses oscillations, ses persécutions, ses invisibilisations dirait-on aujourd’hui, prophétisent un éternel retour. Ce qui est à nous la terre, l’espérance et sa solidarité au-delà de l’oppression invente son espoir, exige la jouissance de l’instant. Point d’orthodoxie sans hétérodoxie et l’inverse, ad nauseum. Ce qui importe pourtant dans Terra Nostra est la possibilité de récit, de réinvestir le mythe, d’en faire qui sait une hérésie nécessaire. Sans vouloir résumer ce roman dont l’intrigue tient à la quête d’une identité à travers la dualité puis la trinité, on peut tenter de se faire comprendre en évoquant la très belle réécriture qui y est faite de Don Juan. Tant qu’il existera des discours dominant, il existera, dit derrière ses personnages Fuentes, des libertins, des personnages de papiers qui existerons pour subordonner les règles. Alors, Terra Nostra offre une autre lecture de la Renaissance : essor de la bourgeoisie, de l’âge profane et individualisme en réaction aux excès de la foi. La confiance dans le Livre sera aussi l’entrée dans l’ère de la reproductibilité, du témoignage plurielle, incertain. Carlos Fuentes pourtant jamais ne sombre dans le post-modernisme, la croyance que désormais tout discours se voudrait, que le roman alors, sans prendre parti, n’aurait qu’à les colliger. « peut-être le rôle du pouvoir est-il d’augmenter les fantômes ». Le roman reste l’expression de ce qui revient, d’une hantise, d’une perte auquel il faudrait donner un nouveau nom, lui trouver un visage, sans doute aussi une expression collective. De jolis emprunts : la meilleure expression de cette époque reste la vie du narrateur de Don Quichotte, le Chroniqueur exilé. Comme il est répété dans le roman : « Il faut plusieurs existences pour réaliser une personne. » Le pouvoir, au seuil de la découverte du Nouveau-Monde, se rêve à son apogée, unique, sans continuateur ni héritier légitime. Des histoires de coucheries, de droit de cuissage, d’obsession sexuelle, de mandragore et de nécromancien, de têtes coupées qui parlent, de mortes-vivantes sans bras ni jambes, de mausolée pour les ancêtres. Mais peut-être Terra Nostra nous offre une manière de jouer, d’y croire seulement dans l’existence de sa propre hérésie, à la pensée messianique. Le roman ou l’espoir vespéral, dans les signes. La prophétie est peut-être ce qui déjà a eu lieu, se répétera donc sous d’autres formes de toute éternité. Trois garçons et une fille, trois visions de la vie, trois rêves, trois utopies puis, comme en écho, des triplés à six doigts de pieds qui annoncent quoi déjà. La possibilité de voir autrement le monde, la nécessité de le réinventer. Peut-être est-ce ceci l’hérésie : croire que la cosmogonie est à refaire, la création à inventer à chaque instant, à l’écoute pourtant des mythes qui sans trêve en disent, et en désire, unité et dissipation.

Les animaux se rêvant les uns des autres les uns les autres, se façonnant ainsi le premier souffle de vie, non pas crées mais rêvés

Le roman s’ouvre sur cette phrase, elle serait sans doute un des résumés possibles du livre : « Incroyable le premier animal qui rêva d’un autre animal. » Terra Nostra s’entend aussi comme une suite de récit enchâssé dont on ne sait jamais qui les raconte ou qui les rêve. « Nous sommes le fruit du caprice désenchanté de quelques anges pétris d’ennui à qui il restait toujours la force et l’imagination nécessaire à l’invention de la misère humaine. » Des miroirs dans lequels on voudrait se reconnaître ou les personnages voudraient s’inventer une identité fixe. L’imaginaire, ce perpétuel mouvement qui écarte de la fixité terminale, de l’unique. Les rêves sans doute se ressemblent entre eux, ont plusieurs point de coïncidences, de rencontres et de redites. On rêve d’un monde sans maladie, sans oppression, sans dieu. On rend, qui sait, possible, la découverte du Nouveau-Monde en n’en racontant le rêve, en n’en retrouvant, pour mieux s’en écarter, les mythes, les invariables. La deuxième partie qui conte un récit onirique, initiatique, paraît particulièrement captivante. Une très belle continuation surtout pour dire ce qui ne fut pas tout à fait. Le personnage sera sacrifié quand il se souviendra de cinq jours. Mais qui peut mesurer le temps de nos rêves, qui saurait en représenter la mémoire. Il nous en reste seulement des signes, de la numérologie. À autre temps, écart à la dialectique. Dire l’unité ébréchée de la trinité, celle d’un pays au trois culture, un pays qui se détruit lui-même dans sa volonté (hystérique et purulente comme celle du Seigneur) d’unité, qui bien sûr voudra l’imposer dans son monde nouveau. Ludovico, l’éternel étudiant, bien sûr se penche sur la kabbale, sur l’infinité des sens que l’on pourrait prêter aux rêves et aux rêveurs : « le rêveur a une autre vie : la veille. L’aveugle a d’autres yeux : la mémoire. » Sans doute serait-il temps d’évoquer (dans cette évocation trop longue et qui pourtant ne fait qu’effleurer l’immensité de ce territoire en commun) le style de Fuentes. Peut-être seulement dans son usage du point-virgule, créateur de paradoxe mais aussi d’accumulation. Roman qui ne craint pas l’excès. Après les trois destins, les regrets du Seigneur, nous suivons dans ce crépusculaire Escurial, les rêves des trois messies. Ils se font passer, on les utilise comme des héritiers. La fin d’un règne confie sa survie à des signes incertains quand il voit se multiplier les péripéties. On échappe pas aux craintes millénaristes. Une partie du roman se passe à l’aube de l’an 2000. En 1979, Fuentes parlait déjà de l’épuisement des ressources par les puissants (épuisés comme le Seigneur dans l’élaboration de monument à leur puissance qu’ils sentent s’abolir?). Voilà le retour des flagellations dans le vieux-monde, des sacrifices humains au Mexique. Bien sûr, il faudrait une troisième lecture. Nondum…

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