L’invention du diable Hubert Haddad

Fragments, oniriques et érudits, ironiques et poétiques, d’immortalité. Dans sa prose d’une beauté fugace telle la fuite rêveuse des instants qu’elle saisit, Hubert Haddad réinvente, entre rêve et mémoire, le pacte avec le diable, l’inspiration poétique, les pertes continues qui nous constituent. Hommage savant aux poètes de la Pléiade, plus caustique quand il évoque classicisme et préciosité, les obscurités des Lumières, les salons et autres lieux où s’inventent la mondanité du succès, L’invention du diable est surtout ode, d’une très grande beauté à l’instantanée, la folie de son itération.

On se pose, comme après La sirènes d’Isé,la même question à la lecture d’un livre d’Hubert Haddad : un roman peut-il être trop beau, l’équilibre sonore et rythmique de ses phrases n’induit-il pas une subtile gratuité, le volatil souci du beau ne serait-il pas refuge dans une esthétisation de la perte ? Peut-être. Mais nos vies sans doute ne valent que pour cette question : « N’existe-t-il en ce monde que des parenthèses temporelles qui s’effacent à la suite les unes des autres comme des paysages entrevus ? » Chacun composera avec la réponse qu’il peut apporter à cette réponse. Tant que nous en sommes aux réticences, avouons que l’épilogue ajoute une couche de discours, une distanciation ironique qui m’a semblé un rien vaine. Ultime justification de la profonde irréalité, la possibilité que ce soit vrai offert par tous romans, me paraissait à elle-même se suffire. L’invention du diable est donc suite de souvenirs, de moments saisis non tant dans leur historicité que dans l’exactitude de leur perception, ce qu’elle peut avoir d’incertain. « Chaque individu est mû par un déséquilibre particulier, réflexe de tout mouvement intime. » Le chevalier Papillon de Lasphrise est animé par ses blessures de guerre, cette violence religieuse qui marqua le second Humanisme. L’évocation est alors brillante. Peut-être adressé à des lecteurs pour qui le contexte n’est point tout à fait étranger. Tout ceci a évoqué en moi de vagues souvenirs universitaires : Jodelle et sa syntaxe abstruse dont se serait inspiré Mallarmé ; Agrippa d’Aubigné qui chanta la sombre horreur des guerres de religions ; les poètes de la Pléiade et comment, pétrarquisant, ils inventèrent le sonnet et leurs topoi. Défense et illustration de la langue française au moment où elle s’inventait. Une origine comme une autre. Avec ses multiples références à Rabelais, Haddad rappelle surtout la très grande liberté de cette langue, païenne, libertine vivante dans ses maladresses mêmes. Papillon signe, sans bien le savoir, sans que le récit insiste sur cet épisode, une manière de pacte avec le Diable : il survivra tant qu’il n’aura pas touché à la reconnaissance posthume. De siècle en siècle, Papillon erre avec son recueil, tente de lui imposer une bienveillante réception. En vain. C’est l’une des habilités de Hubert Haddad : il intègre à sa prose, au titre de ses chapitres, des morceaux de poème de ce poète à l’existence vérifiée. La survie, in fine, ne serait qu’un collage, choix parcellaire d’instants de lucidité, saisine qui sait de ce qui nous échappe. Mauvais poète, qu’est-ce à dire ? Sans doute convient-il de se placer dans le contexte de réception d’une œuvre afin d’en comprendre l’improbable survie. Sans demander au lecteur une folle érudition, peut-être faut-il que l’histoire littéraire entièrement ne lui soit étrangère pour comprendre le très juste portrait des Précieuses, de la vogue de l’hermétisme au moment où s’imposa la philosophie des Lumières. Une sorte de comédie, toujours. Peut-être en n’y comprenant rien, parvient-on à dire l’Histoire. L’invention du diable évoque avec une très grande pertinence la vie dans la Bastille, ce soupçon d’intérêt poétique dont toujours se parent les puissants, la Commune comme on la traverse, les deux guerres mondiales.

Tout est submersion et noyade à l’estuaire où vont se noyer les rêves et la mémoire.

Ne nous y trompons pas : L’invention du diable n’est pas un roman d’aventure. Il ne se passe pas grand-chose sauf ce qui ne saurait passer. Le souvenir à l’aune de la relativité temporelle. Tout s’efface, invente une autre continuité, se perd sans doute aussi dans le fantasme d’unité derrière lequel s’inventerait ce que l’on prend, naïf, pour notre identité. « Rien ne dure jamais que la forme des nuits. » Il est une magnifique lumière stellaire qui irradie L’invention du diable. « On rêve à marée haute quand la cervelle est immergée. » Nous sommes la somme incertaine, commune, de nos rêves. Immortel, Papillon distingue de plus en plus mal ce qu’il rêve et ce qu’il aurait vraiment vécu. Pur personnage de roman : un poète. Tout a, qui sait, la diaphane lucidité, l’exactitude recrée, la peur primale cauchemardesque quand on vit trop longtemps. Tout devient une fiction. Peut-être est-ce en cela qu’Hubert Haddad évoque la part démoniaque (une autre invention, un masque de plus pour cette réalité maléfique sans doute permanente?) de l’écriture. Quelque chose entre la dissipation, la confusion de toutes les présences perdues et le désir qu’encore elles nous parlent, répondent, nous altèrent. «  Parfois l’homme se souvient qu’il est un vivant conversant avec des vivants. » L’autre nom de la poésie. La neige, la nuit, l’errance, les saisons. Et surtout le silence qui les recouvre. Et par delà la perte, la perduration du désir. La poésie est sans survie, sans doute. Elle incarne autrement les regrets, tente de trouver un visage unique à nos amours. La nouvelle inconnue, lieu-commun éminemment poétique, perpétuelle poursuite poétique. Illusion, fiction, mémoire. On rêve les rêves d’un autre, on en fait des romans. On laisse ainsi perdurer ce qui serait une façon d’habiter le monde en poète, dans l’intempestif écart d’une clandestinité sociale, une sorte d’absence où se noient les souvenirs et leurs rêves. On ne sait rien d’une vie. Du dehors, peut-être peut-on en inventer les lumières, en restituer surtout cette part d’obscurité qui nous rapproche.


Un grand merci aux éditions Zulma pour l’envoi de ce roman.

L’invention du diable (314 pages, 21 euros 70)

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