Mordew Alex Pheby

La foudre et sa démange, la magie et ses déformations de la Trame, Mordew et les manipulations de son maître. Formidable roman d’aventure, récit initiatique haletant, très souvent teint d’une ironie à la Dickens, réflexion aussi sur les maléfices du pouvoir, telle serait, d’une traite, la première lecture de Mordew. Cependant, Alex Pheby outrepasse le roman d’héroïc-fantasie, le degré matériel de son récit, les aventures de Nathan Treeves qui affronte son destin, les interdictions paternelles, les péripéties des bas-fonds, l’apprentissage de la magie, l’écoute d’un curieux livre animé d’une aide incertaine. Dans ce roman, annoncé comme une trilogie, l’auteur, notamment dans le glossaire qui referme cet ample roman, réfléchit à la perméabilité des univers, à comment l’immatérialité des concepts informe et déforme notre monde matériel. Manière radicale d’inventer un autre monde, une logique autre, dans lequel nous happe Mordew.

On pourrait commencer ainsi : un roman doit être une proposition de lecture. Une de ses réussites, à mon sens, est de proposer plusieurs modes de lecture à l’évidence complémentaires. Alex Pheby le fait d’une façon intelligente, en empruntant à une veille interrogation : un lecteur doit-il vraiment en savoir plus que le personnage dont il suit les péripéties ? Pour comprendre toute l’ampleur de l’univers qu’invente Alex Pheby, un monde à venir et amnésique de son passé qui serait notre présent, l’auteur ajoute, à une présentation des personnages, un long glossaire. On peut, si on est inutilement chafouin, se demander si ce n’est pas une sorte de défaite de l’auteur, une façon de rejeter en toute fin, vers ce qui ne sera pas nécessairement lu, les explications qu’il n’a pas su intégrer autrement, voire les sortes de fiches préparatoires qui soutiennent son récit. Vous l’avez sans doute deviné, j’ai opté pour une lecture naïve, à hauteur du personnage. On remarque alors un travail admirable, feuilletonesque, sur le rythme. Enchaînement harmonieux de courts chapitres, de péripéties, de découvertes d’un monde aussi fantastique que foutraque. Nathan survit dans les bas-fonds, il tente de trouver des médicaments pour son père atteint de vers pulmonaire, trouve des platodes dans la Boue Fertile. Hommage réussi à la littérature anglaise, à son comique à forte teneur sociale que l’on retrouve, bien sûr, chez Dickens. Nathan rencontre Gam et Trudy, explore les égouts, un étrange club où l’on se chauffe en brûlant des livres, survit de larcins en mission pour le sombre M. Page. Schéma assez classique, très fonctionnelle, du roman populaire, Nathan se sent appelé, il passe à côté de son destin, retient d’étrange démangeaison, n’utilise pas tout son pouvoir. Ainsi énoncé on pourrait penser que Mordew est un roman pour adolescent dans la veine disons, pour ce que j’y connais, du Seigneur des anneaux. Et ça marche, on lit ses 600 pages avec un vrai plaisir. Là encore grâce à la science du rythme d’Alex Pheby.

Le roman d’initiation le sait : chaque étape doit être accompagné d’un changement de lieu. Après l’exploration des bas-fonds nous aurons l’évocation de la Manse, le domaine du maître, le royaume de la magie et des perversions et autres antagonismes qui la sous-tende. Pointons, par exemple, le jeu sur la misogynie dont, me semble-t-il, s’amuse Pheby. Dans ce domaine de conte de fées, alimenter par les pleurs des enfants, la femme est l’ennemie décisive, proscrite sans doute parce qu’elle fait peur. Tout ce royaume tient, dans une lecture au premier degré, par la crainte de la maîtresse, celle qui ne cesse d’envoyer des Phénix sur les digues du Maître. Dans tout roman de formation doit se glisser le passage obligé de l’hommage à la lecture. Il prend ici une forme magique, amusante : le désir de connaissance passe par l’actualisation du tabou, la crainte, la certitude toute simple que toute aide est ambivalente. La structure de Mordew se révèle progressivement : un jeu d’échecs, de manipulations à nombre de fonds infini dont Nathan n’est qu’un pion. Quelque chose de fort plaisant à ce jeu de trahisons perpétuelles surtout quand elles deviennent révélatrices de la riche conception du récit d’Alex Pheby. Ce qui l’intéresse ce sont les récits potentiels, les altérations de la réalité, ses projections de secours. Des miroirs menteurs comme autant de reflet à l’objet-livre pluriel qu’est Mordew. Gam et Trudy ne seraient que des instruments du Maître, victimes de leur désir de survie ou simple rouage dans une société dont l’éthique est radicalement autre que celle à laquelle, encore et encore, on s’attache. Des rumeurs, d’autres récits, Nathan perçoit leur devenir dans des objets magiques. Le roman fourmille de ces récits qui tissent, trament devrait-on dire, autrement la certitude de ce qui se passe.

Sans trop vouloir en dire, sans vouloir gâcher le grand plaisir de lecture, il faut quand même souligner comment le roman reste une sérieuse réflexion, une inversion de nos trop habituelles manières de penser. Le roman d’initiation repose sur une croyance dans une certaine transparence de l’individu à lui-même, voire dans le credo de la rédemption, de l’acceptation. Nathan plus avance l’intrigue, lui devient un pur personnage romanesque, une charge fantômale. L’exercice du pouvoir comme façon de se perdre soi-même. Plongée au cœur des pulsions dont le moteur est celle destructrice. Au-delà de la légerète du récit, de son humour, Mordew est sombre, pessimiste même. Nathan est comme hanté, soumis à une fatalité héritée (en est-il vraiment d’autres selon le modèle antique?), en lui repose un pouvoir nécessairement destructeur. Plus il en use, dans des scènes épiques de bataille qui vont, pour moi, aux confins du représentable, plus il s’efface, plus il progresse vers l’immatériel. Vous l’aurez compris nous glissons vers l’aspect philosophique de ce roman. Pour l’évoquer il faudrait avoir toute l’ironie de l’auteur, toute sa distanciation comme on parle d’un autre monde toujours possible. Donnons-en un seul exemple : pour Alex Pheby le domaine du concept serait celui de l’immatériel, dans celui matériel tout le monde éperdument se fout des philosophes, pour qu’ils soient écoutés ils devraient appartenir à l’immatériel, être morts…

Par une facilité de langage on dirait alors que Mordew est l’invention d’un royaume par-delà le bien et le mal. La mise en scène de l’ambivalence du libre-arbitre. La révolte de Nathan, que l’on ne saurait réduire à un désir d’émancipation, est destructrice. Manipulée surtout : l’invention d’un ennemi est la seule façon pour que le pouvoir intact se maintienne. Là encore, au risque de me répéter, il est plaisant de se laisser prendre à ce jeu de destruction : un univers créer existe surtout dans sa destruction. Mais, il s’agit bien sûr seulement d’une stase de lecture, le moment heureux où un récit se remet lui-même en doute. On aime que la principale faille de l’organisation rationnelle de ce roman toujours à l’écart d’une logique trop étroite, d’un castrateur cartésianisme, soit celle d’un autre espace spatio-temporel. Nathan fait alliance avec Dashini, pour la libérer il invoque un démon. Bien sûr, celui-ci cherche à se venger, à détruire celui qui l’a invoqué. Pessimiste Pheby l’est par sa certitude de la permanence du Mal : on ne le détruit pas, au mieux, on le déplace dans un autre espace-temps, on l’égare et on l’oublie, on laisse à autrui le devoir de l’affronter. Mordew, îlot d’une réalité parallèle, serait une image construite au-dessus des ruines de Paris. L’endroit (où, ailleurs?) Dieu est mort : Mort Dieu, Mordew apprend-on dans le long glossaire qui, dans un autre ordre d’idée, est passionnant à lire. La mort de Dieu, sans cesse serait à recommencer, sans trêve il faudrait se demander quelle conception de la réalité elle va ouvrir, quelle déformation du temps elle va ouvrir.

Comme tout bon roman, Mordew est à la fois réinvention du passé et projection d’un à venir par essence incertain. La partie la plus intéressante du glossaire n’est pas celle qui se contente de faire une rétrospection, explique ce que le lecteur a déjà compris, mais bien celle qui ouvre un devenir. Transition vers les livres à venir, les deux autres volumes de cette trilogie des Cités de la Trame. La Trame, c’est sans doute le concept le plus intéressant inventé par Alex Pheby. Une pensée ici pour l’ami Lucien Raphmaj et sa desistance, son glossaire de Capitale songe qui lui aussi ouvre les concepts non dans leur flou mais dans leur devenir, dans la pluralité des interprétations purement fictionnelles. La trame serait, dans une maladroite paraphrase, ce qui sépare, lie, le monde matériel et le monde immatériel. Dieu serait l’habitant de cette trame, son meurtre, par les Croisades Athées, a donné lieu à une libre déformation de cette trame dont le nom le plus évident serait la magie. Mais la Trame ne serait-ce pas aussi la substance même du roman, le medium pour le retour des fantômes, le lieu (dans un espace-temps complexe) où tout peut revenir et s’altérer ? Ne dissertons pas trop, laissons le plaisir au lecteur de se laisser prendre à ce grand roman.


Merci aux éditions Inculte pour l’envoi de ce roman.

Mordew (trad Claro, 734 pages, 24 euros 90)

3 commentaires sur « Mordew Alex Pheby »

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