
La vie après la perte, le corps et la danse, l’exigence et ses monomanies, dans les soutiens, tensions et jalousies familiales. Splendeur et contingences de l’existence d’Isadora Duncan après la noyade de ses deux enfants, au plus près de la psychologie — comprendre sans masque ni complaisance — de la grande danseuse qui entre génie et égoïsme, souffrance tapie et apparente indifférence, tente de se reconstruire, d’inventer une autre chorégraphie, un autre mouvement pour un autre rapport à son corps. Avec une grande précision, une capacité à se plonger dans la psyché de tous ceux qui entourent Isadora, dans une langue limpide et parfois trompeuse (notamment par son usage de la comparaison), Amelia Gray offre un portrait délicat d’une femme véritablement, charnellement, libre. Isadora pose aussi la question de la dévoration de la fascination.
Enfonçons des portes ouvertes : le roman est une question de temporalité, la lecture serait alors celui d’un rythme. Il faut le préciser comme une gêne qui sans doute va biaiser mon propos : je pense n’être point parvenu à trouver le tempo pour lire Isadora. On vous épargnera le cliché expéditif : il y a des longueurs. Pourquoi lire si ce n’est par goût des longueurs, des pauses dans l’intrigue, digressions et doutes, moment où l’on sent que le rythme ne saurait se réduire à une exigence d’efficacité. Isadora compte un peu plus de cinq cents pages. On sait qu’Amelia Gray excelle dans la forme brève comme le révélait Cinquante façons de manger son amant, on sait aussi qu’elle parvient à rendre la folle inquiétude du quotidien, les formes de la peur dont elle restituait la paranoïa et ses empreintes dans Menaces. Ce sera justement dans ce flottement temporel, ce sentiment de parfois croire que l’autrice ne sait pas exactement vers où elle veut emporter le lecteur que, pour employer une formule un rien conventionnelle, se révèle la radicalité du propos d’Amelia Gray. Il faut du temps, après tout, pour comprendre que nos instants souvent ne sont linéaires qu’en apparence, se répondent et s’enchaînent que par une convention romanesque passablement douteuse. Peut-être est cela que tente Isadora : nous prendre au piège de la facilité, de l’évidence et toucher ainsi discrètement son objet. Si j’ai bien compris, Isadora Duncan voulait atteindre à la spontanéité, au travail impensable de mimer dans la danse un mouvement naturel, la vérité d’un corps. L’autrice séquence ses instantanés, alterne les points de vue, les types de narrations et les supports, de l’extériorité du il à la supposée intériorité du je, des détours épistolaires à la vérité que pourrait contenir les lettres que l’on n’envoie pas. À ras du corps, dans le détail comme si chaque chapitre, tentons cette hasardeuse interprétation, décrivait juste un mouvement. Un soubresaut, peut-être même une réaction dont, bien sûr, le chagrin jamais n’est exclu.
L’art n’est même pas un amuse-gueule au festin des horreurs du monde. Le monde dévore l’horreur elle-même, il la savoure et n’en est jamais rassasié.
Aussi renseignée soit-elle, on ne sait rien d’une existence. À quoi bon en faire une hagiographie ? Une autre attente un rien convenue que viendra tromper Amelia Gray sera celle d’une apologie artistique. Passez votre chemin si vous croyez en une pure rédemption par la création artistique. Isadora, une année dans la vie d’une femme et de ses proches. Pas n’importe quel année. 1913. Isadora Duncan perd ses deux enfants, un accident horrible et stupide. Avec un vrai sens du détail, les premiers chapitres sont à ce titre captivants, on sent pourtant le Paris de l’époque. Une insouciance que l’on a encore aucune raison de croire amnésique, inconsciente des menaces qui s’amoncellent. Là encore, Amelia Gray, comme on dit (vous l’aurez compris, il s’agit en partie d’un faux-semblant) une époque. On pense à Crevel, à Leiris aussi pour ce temps orgiarque du Paris avant-guerre. Un mirage que par miracle l’autrice parvient à donner à voir sans céder à la reconstitution. L’aveuglement, nos façons d’être requis par autre chose, offrent, qui sait, une perception de notre moment historique. Avec sans doute une part d’ironie, avec cette provocation, cette façon d’attirer le regard, de se vouloir — jusqu’à la consomption — au centre des regard, si nous n’avons aucune apologie de l’art, Isadora livre aussi la croyance ancrée d’Isadora Duncan de fonder un mouvement. Depuis quand a-t-on décidé qu’il fallait porter le deuil de l’avant-garde. Malgré tout, comme disait Breton, la liberté et l’enthousiasme, on serait presque tenter de dire, en paraphrasant le vocabulaire de l’époque, la force vitale. Ce roman, si on me permet une digression, a d’ailleurs réveillé une étrange, dubitative donc, croyance : à l’instar d’un Carlos Fuentes, notamment dans Terra Nostra, une part de moi peine à échapper à la croyance dans la circularité de l’histoire. Elle ne se répète pas mais des mouvements, avec un rien de mauvaise foi, peuvent s’y déceler. On attend une sorte de retour d’une contestation radicale des formes passées, l’exigence d’en inventer de nouvelles. Sans la moindre naïveté, sans doute même dans la conscience de la perte, dans les imaginaires et impuissantes compensations du chagrin. Dans une sorte de silence aussi comme c’est le cas dans les très belles lettres qu’Isadora, disons le personnage de fiction, adresse à Ted. Un peu paumée, « exilée en un pays ou les enfants ne seraient ni vivants ni morts, et dans cette incertitude permanente, je pourrais travailler. » Les lettres restent sans réponse, elles dessinent, malgré tout, de belles esquisses de projets. Citons Eurydice heureuse aux Enfers. Disons surtout qu’Amelia Gray parvient à dire la claustration du chagrin. Ted est le père de Dreirdre, la fille d’Isadora. Ailleurs, comme on dit, il a refait sa vie. Isadora jamais n’occulte l’égoïsme de la création artistique. Les changements de points de vue servent à illustrer la manière matérielle, hasardeuse et chaotique, dont se construit un mouvement. Joli portrait de Paris Singer, le mari et mécène d’Isadora. Lui prend en charge le pragmatisme du chagrin, les manières dont tout un chacun s’en repaît. Une bande de pique-assiettes squattent l’appartement du couple, les installent dans le deuil, les figent dans une identité tragique.
Mon existence a été mise en scène, offerte aux regards de tous sans répit, sans coulisses où attendre. C’est le spectacle de toute une vie. Et si je me pensais seule, mon public était avec moi tout au long.
Isadora ou l’histoire d’une dévoration. On laisse au lecteur le plaisir (pour ainsi dire) de découvrir quelle vivante sépulture Isadora Duncan offre à ses enfants. La puissance d’Isadora sera de ne jamais se laisser enfermer, de ne pas se laisser réduire à une image, à ce que l’opinion veut faire d’elle. Mais, comme dans Menaces avec ce que la lucidité doit à la paranoïa. Une ombre tenace de déraison dans ce portrait de femme. L’ivresse souvent et la difficulté d’être, toujours. Quoi de pire, pour enfermer dans une identité fixe, que la famille ? En parallèle, nous suivons aussi la vie, les instants donc plutôt, d’Elisabeth, la sœur d’Isadora, ses amours malheureuses, son lien avec le pauvre Max et ses théories fumeuses, physiques. Amelia Gray sans doute s’interroge sur la dévoration à laquelle confinerait une simple biographie d’Isadora Duncan. On aura alors tous ses paradoxes, ses indifférences, ses paresses et soudaines concentrations, tout ce qu’elle a réussi à être, ce dépassement vers autre chose, toujours.
Un grand merci à L’ogre pour l’envoi de ce roman.
Isadora (trad Nathalie Bru, 570 pages, 25 euros)
vous êtes partagée donc, mais cette femme me semble fascinante, alors je tenterais sûrement, bon wend
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A moi aussi, elle me semble fascinante, il s’agit peut-être d’un problème d’ecriture. 🙂,
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