Mon cher mari Rumena Bužarovska

Variations sur les déboires conjugaux, entre désamour et désillusion, la vie ordinaire sous un prisme féminin pour mieux dévoiler les cruautés masculines, les constructions sociales et les façons dont elles sont incorporées, voire reconduites. Sur cette trame, une femme dénonce les travers de ses maris et dévoile ainsi leurs propres obsessions (l’aspiration à l’art, l’alcoolisme, le désir né de discours attendus, l’hérédité, les différentes facettes de la domination masculine, Rumena Bužarovska peint un subtil portrait de la Macédoine contemporaine, mais aussi de nos propres sociétés. Mon cher mari, onze nouvelles, drôles et cruelles.

On aime bien ici parler de nouvelles, montrer les différentes façons dont on peut déployer une histoire, tisser ses ressemblances avec celles qui l’accompagnent, la laisser se développer sur quelques pages, l’incarner à grands traits pour mieux la refermer. Rumena Bužarovska fait le pari de l’unité : elle reprend presque à l’identique sa structure narrative : une femme qui prend conscience d’à quel point, assez ordinairement, sa vie dérape, elle en cherche les motifs, en accuse autrui pas nécessairement à tort et tente des actions assez désespérées, pathétiques, risibles et touchantes pour s’en sortir. L’art alors des variations. On sort alors peu du cadre du réalisme, de sa discrète inscription sociologique, de l’univers un rien sombre et désenchanté dans lequel, à ce qui se murmure, nous évoluons. Il n’y a pas d’amour heureux comme disait l’autre. L’autrice en fait une sorte d’automatisme, un plaisir rageur aussi à en démonter les conventions, ses masques surtout dans ce que l’on nomme, par antiphrase, bonne société. Et la satire fonctionne dans toute sa cruauté. Les hommes… le quotidien dans toute sa mesquinerie. Mais c’est sans doute ici que la forme brève de la nouvelle rachète ce qui pourrait sombrer dans la facilité du constat sans appel, dans cette résignation d’une littérature un rien amère ou dans la simple dénonciation féministe.

Mon cher mari fonctionne comme un miroir, bien sûr. Dans la première nouvelle, le mari est poète, réclame l’admiration de sa femme qu’il a séduite par ses mots. L’ordinaire, à ce qu’il paraît, usure du sentiment amoureux. Ce sera d’ailleurs ce motif de la reconnaissance artistique, de la femme confite dans l’admiration et le soutien pour le mari qui tissera un lien entre les nouvelles. Là encore, sous le soupçon d’une vision désabusée. Sans doute une façon de souligner qu’il s’agit d’une question de milieu. L’art comme sublimation de la sexualité : les mots de ce poète pathétique excite malgré tout encore un peu de désir, un mari gynécologue, dans une autre nouvelle, peint mal des visions vaginales, il ne comprend rien aux poèmes de sa femme. Dans une autre nouvelle, l’aspiration déçue, amateur et platement réaliste, d’une femme à la peinture vire au naufrage, à l’incompréhension. Notons, sans en tirer la moindre conclusion sur un caractère prétendument national, l’omniprésence de l’alcool, le fait qu’il constitue malgré tout un lien, souvent même une réciprocité. Ça picole sec dans pas mal de nouvelles. Source de ressentiments, de basculements aussi. Les nouvelles savent dire cet instant où précisément le discours ne tient plus, où l’on veut sortir de son rôle, où peut-être on y est ramené. L’ultime nouvelle, comme un pied de nez à ce qui ne saurait être uniquement un discours féministe (ou le rattrapage du discours féministe), « Le 8 mars » raconte les méfaits de la rencontre de la fellation et de l’ivresse, les passages obligés du désir tant alimenté par des discours extérieurs.

Rumena Bužarovska devient très intéressante quand elle met en scène la façon dont on est hanté, façonné malgré tout par les discours d’une société. Dans l’ironie du sort, dans la chute, propres au genre, tout cela se retournera bien sûr contre les auteurs, les hommes bien sûr et les femmes qui devront en subir les conséquences. Le racisme ordinaire d’un homme hanté par les gènes, par la prétendue reproduction de traits physiques ou de caractères qui sont la hantise de toute famille. Ce sera dans cette nouvelle, « Les gènes » que l’on sentira le plus l’aspect macédonien de Mon cher mari : un rejet hystérique de l’autre, du voisin, une haine farouche. Le machisme serait-il aussi l’expression de la peur de l’autre ? Rumena Bužarovska en fait en tout cas, dans ses nouvelles les plus réussis, un lien paradoxal, celui de toute famille, entre haine et attachement par compensation. Comme si la souffrance que l’on infligeait était une reproduction inconsciente de celle que l’on ignore, que l’on occulte, avoir enduré. La cruauté ne saurait bien sûr que toucher les hommes, les femmes ici aussi sont touchées sans doute aussi en tant que victimes d’un mécanisme qu’elles reproduisent à leur corps défendant. Évoquons ici la belle nouvelle « L’adultère » où l’on sait mal ce qui tient à la déraison, à l’enfermement de cette solitude dite au foyer, où à la banale saloperie de l’adultère. Cependant, notons aussi que la vision des hommes se charge de complexité. Notamment par leur paternité douloureuse racontée dans « Père » ou dans « Lilé » comme une forme de souffrance, de parade aux diktats sociaux. Sauf si c’est seulement l’occasion pour Rumena Bužarovska de raconter une histoire comique, de renverser les situations dans ces récits d’une légèreté souvent tragique, comme s’il fallait une once d’amusement pour aborder le pire de nos vies.


Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce livre.

Mon cher mari (trad : Maria Bejanovska, 174 pages, 18 euros 50)

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