
Le retour des camps, honte et haine, l’impossible retour à une vie dite normale, la très grande difficulté aussi à entendre cette parole d’une grande exactitude, sans omission mais avec refoulement. Dans ce roman de 2002, Soazig Aaron parvient, avec une certaine douceur, la pudique naïveté des romans des années 30-40, à explorer tout ce que la littérature concentrationnaire a su dire de ce définitif impensable. L’autrice le fait avec une grande délicatesse, par les silences et culpabilités de Lika qui tient son journal, essaie de faire revenir à la vie et la santé, physique et psychologique, celle qui revient sans doute de trop loin pour être une amie, pour ne pas porter cette inguérissable blessure qui continue à nous définir. Le Non de Klara, un bref et très intense non tant sur la Shoah que sur ses conséquences.
Avec un rien de mauvaise foi, très mal placée, on pourrait se demander le sens de continuer à parler, aujourd’hui, de la Shoah. Sans doute le même qu’hier : la défaite d’une humanité, de toute philosophie, mais, comme le suggère ce roman, sans doute pas de toute poésie. L’expérience concentrationnaire reste l’impensable du XXe siècle, celui dont nous sommes porteurs, celui auquel nous donnons un visage différent, que nous croyons approcher un peu mieux. C’est sans doute le premier grand attrait de ce roman, qui a reçu (je n’en avais aucun souvenir) le Goncourt du premier roman en 2002 : il nous offre une actualisation de la pensée sur l’espèce humaine, pour paraphraser Antelme, après l’expérience concentrationnaire telle que nous pouvons l’entendre aujourd’hui. Sans, bien sûr, ne jamais les citer, avec une grande discrétion, un refus d’en faire un simple système intellectuel, discrètement, avec la pudeur qui caractérise son écriture, convoque tous ceux et celles qui ont écrit sur le fait traumatique, d’avoir à témoigner d’une expérience qui repousse les capacités d’imagination. On pense à La Douleur de Duras pour cette évocation, si juste, du Lutétia. Lika va dans cet hôtel parisien où était centralisé les nouvelles de ceux qui en étaient revenus. La confiance désespérée, l’incompréhension pour ces corps caves, le vide d’un regard, la séparation aussi entre ceux qui ont été pour des raisons politiques et ceux qui, innocents, y ont été pour des raisons raciales. On perçoit aussi (sans qu’il ne s’agisse bien sûr d’un pastiche) de Primo Levi et son livre décisif qu’est Les naufragés et les rescapés. Peut-être que ce qui continue à passionner dans les récits sur la Shoah est l’impossibilité de témoigner. Primo Levi l’affirmait, des camps nous n’avons que le récit des survivants, des sous-vivants comme se définit elle-même, avec beaucoup de justesse, Klara. Jamais nous ne pourrons envisager l’expérience des Musulmans, ainsi appelait-on ceux qui avaient renoncé, ne croyaient même plus à la possibilité d’en sortir. La véritable horreur des camps, comme le dit Soazig Aaron c’est de finir par penser qu’il auraité été préférable de ne pas en revenir. De savoir surtout que si on en est revenu ce n’est pas sans culpabilité, sans doute pour des mauvaises raisons, à cause du désir de survivre, de ce que l’on a accepté de faire. D’un certain hasard de nos origines et de notre milieu social aussi. Primo Levi le soulignait : dans un camp, l’ambivalente chance de survivre tenait à sa connaissance de l’allemand. Klara est allemande, ce qui donne l’opportunité à l’autrice d’envisager, à l’instar de Paul Celan, le rapport à leur langue que devront maintenant entretenir les allemands. Klara ainsi n’emploiera jamais les noms, trop connus, allemands des pires camps qu’elle a connus. Elle leur donnera leur nom polonais. Soulignons aussi que la langue devient alors une manière de prendre en charge cet anachronisme intellectuel, de parler sciemment de ce que les deux femmes ne pouvaient pas encore savoir. Un très joli combat (serait-ce parce qu’il est perdu d’avance?) contre les langues qui aboient, contre l’hébreu, Klara, le pressent qui lui aussi aboiera. Notons aussi que Soazig Aaron évoque d’une belle, si nous osons dire, manière la controverse entre Lanzman et Godard sur l’absence d’image des camps de concentration, des chambres à gaz tout particulièrement. On peut aussi penser à Sartre et à l’antisémitisme qui, selon lui, construit l’identité juive.
Tout cela pour rien, rien, rien, rien… oui, il y aura encore des gens très savants, mais notre savoir extrême, notre savoir des extrêmes ne sera d’aucun secours, c’est un savoir sans continuité parce qu’il est en bascule, un savoir intransmissible
Au-delà des références intellectuelles, Le nom de Klara trouve des détours et des miroirs pour signaler, faire entendre l’écho de, l’horreur. Klara est, et veut le redevenir, photographe. Sans appareil, elle prend des photos, tente de les développer seulement dans la parole. Elle a fait une promesse à une amie morte là-bas de prendre une photo de la paix. Elle ne peut prendre en photo une grille, symbole d’enfermement et possibilité de s’y pendre. L’irréparable traumatisme dans les détails. Klara ne peut se laisser pousser les cheveux. On la prend pour une tondue de la Libération, elle se défend et enfin dort. Soazig Aaron parvient à évoquer l’aspect charnel de ce retour à la vie. Tout le monde lui paraît gros, profiteur et possible petit chef. On s’accroche à ce que l’on connaît. L’autrice trouve d’ailleurs ainsi une façon d’évoquer ce premier temps du retour, celui où encore, certains seulement, pouvaient entendre ce type de témoignage, avant la lassitude, l’occultation, le désir de reconstruire. On pourrait parler de roman somme tant Le non de Klara parvient, sans maladresse, avec un sens de l’ellipse et de silences dont sont fait le récit de Klara, à évoquer presque toutes les gênes de ce moment. Avant de revenir, après une libération des camps par hasard (les troupes n’auraient pas dévié leur itinéraire pour si peu), Klara erre. Jamais Soazig Aaron en fait, comme ce sera plus tard le cas, une bonne survivante. À Berlin, sous les ruines, son désir de revanche est loin d’être éteint. Elle va voir sa belle-famille qui l’a exproprié, croit se venger. On pense ici à Hans Fallada.
qu’il n’y aurait plus que cela, que cela avait toujours été et serait toujours, et ce choix, sans être un choix, mais une sorte de détermination inconsciente, dont je n’ai pas analysé les causes, à vivre en dépit de tout, à vivre dans cette bulle-là, sans me poser de question, a été l’exacte continuité du bonheur de l’enfance à travers l’exacte similitude du « ça va de soi ». Être sans espoir sans toutefois désespérer, voilà le fil mince sur lequel il a fallu tenir.
Soazig Aaron trouve un dispositif narratif assez habile pour dire aussi l’épuisement, l’insuffisance du désir de compréhension. Nous lisons le journal de Lika qui, impuissante, écoute le récit fragmentaire de Klara. Brèves notations sur ce qu’elle ressent, sur la difficulté à faire entrer cette souffrance brute dans sa vie nouvelle. Le bloc de refus de Klara (peut-on vraiment oser le juger?) ne saurait prendre en charge une vie quand elle ne sait, et pour cause, revenir à celle qu’on lui a prise. La très grande culpabilité de Lika, son sentiment d’éloignement, une forme de soulagement chez elle qui fut héroïque, résistante mais dont l’autrice sait faire sentir la force, l’humble et tenace soutien. Faire ainsi entendre la très grande solitude de ceux qui reviennent. « Toutes ces pages ont été difficiles à écrire. Mais à vivre…» Tout suggérer dans des points de suspension ou, ailleurs, dans un voire ou dans le fait que Klara lui confie que, elle, Lika, elle y aurait été, aux barbelés… On oserait une sorte d’élégance morale dans ce grand texte.
Un grand merci aux éditions Maurice Nadeau pour l’envoi de ce très grand roman.
Le Non de Klara, 206 pages, 9 euros 90
Oh, j’ai lu ce roman quand j’avais 13-14 ans, j’avais adoré. Contente qu’il t’ait plu aussi. Il a été réédité ? Je ne connais pas cette couverture.
Un truc que tu mentionnes et il me semble avoir oublié d’en parler dans ma chronique : Klara n’est pas une bonne survivante. Celle que beaucoup s’imaginent, non, elle ne l’est pas. C’est vrai que c’est important de le souligner.
J’aimeAimé par 1 personne
C’est un très beau livre. Maurice Nadeau, son premier éditeur le réédite dans son format poche. Une très bonne idée. Soazig Aaron jamais ne magnifie l’expérience de Klara, c’est toute la justesse de son propos.
J’aimeAimé par 1 personne
Ah oui, d’accord, tu as bien raison, bonne idée de le rééditer.
J’aimeJ’aime