
La curiosité des invisibles, l’interprétation abusive des minuscules secrets que, du dehors, ils décèlent dans la vie d’autrui, peut-être pour ne pas voir les drames ainsi tus. Enchaînement assez vertigineux de témoins, d’acteurs de hasard, de ce qui se passe dans une maison cossue du Val-d’Oise, suite de situations cocasses et cruelles, désespérées et grises d’être trop conforme à la morne grisaille de nos vies dites ordinaires. Noëlle Renaude tisse une série d’histoires, de destins pas très heureux, de vies par substitution, de solitude dans un univers suspendu, suranné où apparaît soudain le malheur, la distanciation d’une ironie parfois un rien marquée. Une petite société enferme ses personnages dans ce qu’ils parviennent à deviner de la vie d’autrui, dans leurs suppositions peu heureuses et, se faisant, dans un bel entrelacs de récits, de croisements et d’inachevé.
Il m’est arrivé une chose curieuse à la lecture de ce roman : il m’a fallu me reprendre à trois fois pour me plonger dans son intrigue qui si bien sait maintenir ses histoires dans l’irrésolu. À deux reprises, j’ai lu quelques pages, abandonné, comme poursuivi par un sentiment d’incompréhension, voire pire d’inutile complexité. Pas très intéressant, en eux-mêmes, mes déboires de lecteur sont pourtant révélateurs de la distance que Noëlle Renaude conserve à ses personnages. Un rien de moquerie, cela me dérange. Peut-être par naïveté, j’aime que l’auteur soit à hauteur de ses personnages, en assume les conneries, sympathie avec les choix désastreux qui sont souvent le moteur narratif du polar. L’autrice semble parfois un peu loin, le lecteur pourra parfois se sentir un rien extérieur à ce qui leur arrive. Après tout, on peut accepter le parti-pris de ne pas vouloir rendre ses personnages sympathiques, vouloir opérer une plongée dans une humanité veule, accroché à sa survie quotidienne, à l’invisible de ses routines et travaux, à tout ce que cela peut avoir de pitoyable de vouloir s’en échapper en se racontant des histoires, à partir de moins que rien. Un romancier ne fait pas autre chose, sans doute est-il seulement payé pour avoir un peu plus d’imagination. Une autre réticence, plutôt sous forme de question ce qui est toujours bon signe, m’a poursuivie au long de ce récit. Petit bourgeois précaire, la condescendance sociale toujours me dérange. Qui est-on pour jauger, s’emparer de ces vies dont peut-être on ignore comment elles échappent à la résignation, affrontent la vie ? Noëlle Renaude parvient pourtant à parler de ceux qui sont aujourd’hui les invisibles : disons une petite classe moyenne périphérique. Une comptable, une flic, une assistante sociale, une ancienne espionne à la retraite. La cruauté du propos, l’enfermement dans une folie ordinaire qui si bien mime la médiocrité pourrait agacer. Pour y résister sans doute faut-il se laisser porter par l’humour avec lequel l’autrice parvient à entremêler les situations, les interprétations, le vide de ces vies invisibles.
C’est un palimpseste d’histoires courtes et banales qui se croisent et se répètent
Reprenons autrement, tant lire devrait toujours consister à dépasser ses a priori. On a été très content de retrouver Noëlle Renaude après son très beau récit P.M Ziegler, peintre. La belle surprise de se trouver dans un univers totalement différent. Louise est comptable, malheureuse dans ses amours conjugaux, elle regarde la maison en face de l’usine où elle bosse. Du mystère à partir de ce qu’elle voit, de ce qui sera toujours habilement seulement suggéré dans le livre. Dans cette grande maison d’une autre époque (notons au passage que le roman parvient à ne point trop se situer historiquement, à naviguer dans un ailleurs de convention), Tom vit avec sa pseudo-mère, à l’abri des sapins de la propriété. Un jour il agresse, enlève sur une vingtaine de mètres, sa jeune voisine. Précisons que Tom est handicapé. On voit le premier défi que s’est posé Noëlle Renaude : comment rendre compte d’une perception très morcelée de la réalité. Elle y parvient assez bien, Tom ne comprend rien, est le premier spectateur-acteur qui va reconduire le mystère. D’où d’ailleurs ma difficulté à suivre les premières pages centrées sur son point de vue. Pour comprendre ce qu’il perçoit mal, Une petite société va décentrer son point de vue. Les catapulter, les heurter avec un vrai bonheur pour le lecteur. L’observation de Louise vire à l’obsession. Précisément parce que rien ne vient confirmer ses intuitions, il faudra d’autres spectateurs. Un tueur qui boit du lait et croit en la réincarnation, un détective privé qui aime trop son sofa, une greffière raciste, des adultères d’une sordide banalité, un comptable vengeur. Noëlle Renaude interroge alors ce qui nous lie : des histoires qui s’effacent, s’entrecroisent mais ne parviennent jamais entièrement à se comprendre. Une image de la France pavillonnaire ? Pas seulement. Ou peut-être rien qu’une histoire plaisante par les doutes qui, même à la fin, la hante.
Merci à Rivages/noir pour l’envoi de ce roman.
Une petite société (351 pages, 21 euros 90)
franchement ? je passe
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