
Derniers Noëls à Home Place, l’effondrement d’une entreprise et, en dépit du malheur, la vie qui, dans son obstiné matérialité, dans ses détails si finement restitués, continue. La saga Cazalet, toujours aussi attentive aux ressentis de ses personnages, s’organise autour de la faillite de l’entreprise familiale et sur la manière dont chaque branche parvient à s’inventer autre chose. Toujours avec sa grande précision, dans une élégance virevoltante vue le nombre conséquent de personnage pris en charge, avec une vraie tendresse pour eux jamais aussi patente qu’au moment de les quitter, le roman décrit discrètement une période, celle où les souvenirs des guerres s’estompent, où la reconstruction se fait sur un autre mode, moins dominateur, plus tendre aussi notamment pour les personnages masculins. La fin d’une ère ou des adieux presque joyeux, une transmission possible au monde qui vient.
Il faut savoir reconnaître son émotion, dans toute sa stupidité : la fin des Cazalet Chronicles signifierait, comme le veut le cliché, de tourner une page. On se souvient des confinements successifs qui ont accompagné presque rituellement la parution des premiers volumes, des temps incertains qui ont suivi les suivants, la perspective nouvelle, non exempte de menace qui maintenant s’ouvre. On se souvient surtout du déraisonnable de ce genre de rapprochement. Éloge plutôt de la simplicité, de sa ténacité, de sa capacité à affronter les événements, à montrer, même dans la détestation, une forme sinon de solidarité du moins de soutien. Avec un titre aussi évocateur, un peu plus ouvert en anglais All change, Elisabeth Jane Howard a peu besoin d’insister sur l’inscription historique de son livre. Comme les précédents (Étés anglais, À rude épreuve, Confusion, Nouveau départ), elle parvient à raconter un moment historique par sa matérialité, par son souci financier, vestimentaire que représente n’importe quelle époque. 1957. La fin de l’entreprise de papa, la fin d’une époque où avoir un nom suffisait, où l’on ne vit plus sur ses acquis, la fin des dépenses somptuaires pour Edward pour entretenir son acariâtre et envieuse femme, la fin aussi d’une gestion que l’on comprend hasardeuse par les permanentes migraines, sa gentillesse aussi, de Hugh. Plus que jamais, l’autrice nous fait ressentir les effleurements à la fois égoïste et attentif d’une famille. Chacun dans son histoire, chacun frappé différemment par un évènement collectif. Avec une grande délicatesse, avec une émotion qu’il ne faut donc pas renier, le roman parvient à refermer le passé dans les différents deuils qui frappent la famille. La fin d’une ère s’ouvre sur la mort de Duche, son ombre très joliment viendra hanter tout le roman. Une forme de distante tolérance, un accueil qui ne va pas sans un certain sens de l’effacement. Sa fille, Rachel, pour sa plus grande souffrance, pour sa discrète grandeur aussi, en héritera. Dans les romans d’Elisabeth Jane Howard, la vie n’est pas facile, un souci permanent, l’envahissant soin d’autrui sans lequel, sans doute, on n’existe pas. Rachel se trouvera abandonné, laissons au lecteur le plaisir de découvrir comment et pourquoi. Disons seulement à quel point l’autrice parvient à dire avec exactitude la mort, le souvenir qui s’impose, sa mélancolie qui ne saurait tourner en réparatrice nostalgie. On passe d’un personnage à l’autre, d’une saison l’autre, admirablement la souffrance est suggéré en ellipses. Plus peut-être que dans les autres romans, ce tourbillon de personnage rythme le roman, lui donne une vraie cadence. Le deuil, l’imminence de la perte intervient ici surtout dans l’urgence, toujours souriante, lucide mais sans cruauté, de tout ce qui reste à dire. La vie ordinaire si bien restituée dans le poids des maladies, le soutien des proches quand vient la sénescence, les pertes de mémoires.
On pourrait dire, les façons de faire avec, malgré tout. Le quotidien est ce avec quoi on compose. Elisabeth Jane Howard donne à entendre le choix des robes, des dîners, le poids des objets et la domination qu’ils induisent. 1957, une forme de tolérance, les prémisses sans doute de ce qu’abusivement on nommera la libération sexuelle. Une certaine accalmie sur ce front, le début d’une prise en compte du désir — ou de son absence — féminin. Une certaine tendresse, désolé pour la répétition mais c’est le maître mot du livre, pour les personnages masculins, pour l’amour qu’ils parviennent à prodiguer. Archie qui aime toujours Clary en dépit d’un début d’aventure, Gerald et son amour de Polly dans leur projet de faire de leur château un lieu de réception, Hugh et sa relation attendrie avec Jemina. Le quotidien dans son attachement paradoxal. Le lecteur s’y laisse prendre tant il sait que tout ceci va s’achever. Mais ouvre sur des espoirs nouveaux, ambivalents sans doute mais si humain. On pourrait en donner ainsi : on retrouve le charme du premier volume, Étés anglais dans l’attention porter à l’évocation, sautillante et non sans déception, à l’enfance, entre enchantements et désillusions. D’autres vies, avec des difficultés d’autres sortes, prendront la suite. Laura et ses saillies, son égoïsme enfantin, Geordie et son zoo. L’enfance est aussi celle que l’on retrouve. On le sait, Elisabeth Jane Howard réussit tout particulièrement les scènes collectives. Pour un peu, elle nous ferait apprécier Noël, son enthousiasme, mais aussi ses ressentiments. Le lien familial ne va pas sans détestation. La bête cruauté de Diana, parvenue qui ne pense qu’à afficher sa richesse. Les souffrances qu’elle inflige à Louise, à Rachel, à son mari surtout. Les chaussettes pleines de cadeaux que l’on s’échange, les souvenirs du trop tard ainsi construit, l’épuisement d’avoir à organiser tout ceci. C’est simple, beau, ordinaire, on se laisse totalement prendre. Pas l’ombre d’une tristesse ou d’une résignation, sans doute est-ce cela qui fait tout le charme de La fin d’une ère.
Un grand merci à la Table ronde pour l’envoi de ce roman.
La fin d’une ère (trad : Cécile Arnaud, 552 pages, 24 euros)
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