La surface de l’eau Neil Hegarty

La mémoire et ses secrets, les non-dits et leurs violences, qui se dévoilent par une maladie, à la lettre, chronique. Mémoire surtout d’un lieu, d’une école vue depuis la chambre où se meure le personnage principal, où il a longtemps enseigné, d’un chemin de campagne le long de la mer où le corps d’une petite fille assassinée a été retrouvé, mémoire d’une baie où s’ancrent les hostiles silences maternels. Avec la grande souplesse d’un sens très sûr du décor, Neil Hegarty dit la côte nord-irlandaise, la violence de cette zone frontière, sa beauté aussi pour ceux qui ne savent s’en sortir. La surface de l’eau emporte le lecteur dans sa sombre chronique qui éclaire, avec la tendresse que l’auteur porte à l’ordinaire, la perfidie de cette haine que fomente l’amour familial.

On aime beaucoup lire de la littérature irlandaise, on s’en veut souvent de ne pas en lire assez. On s’en voudrait surtout alors de partir de nos peu de connaissances pour opérer de schématiques réductions. Un peu facile, sans doute, de penser que Joseph O’Connor ou Anna Burns auraient en commun une certaine rudesse, une capacité en tout cas à se pencher à ce qui, de loin, nous paraît la vie dite ordinaire. Difficile pourtant de ne pas penser à Inishowen ou Milkman. Mais seulement pour illustrer la capacité de Neil Hegarty de se placer à la frontière. L’action du roman se déroule à Derry. En arrière-plan, impossible alors de ne pas entendre les traumas de ce qu’il faut bien nommer une guerre coloniale. Ce ne sera pourtant jamais entièrement l’objet de La surface de l’eau. On préfère le voir comme une des explications proposée aux comportements, jamais glorieux, de chacun des personnages. Robert vient de Belfast, il raconte la façon dont il est chassé, par le feu, de sa rue. On fait avec, on passe sous silence. Patrick et sa sœur Margaret vont à des manifestations pacifiques : un homme est tué, un autre abattu quand il veut lui porter secours. Conformément à son projet le roman parvient à animer ces instantanés qui sont censés être des bribes de mémoires qui hante Patrick, en train de mourir d’un cancer, à quarante ans, dans son petit lit bleu d’hôpital. Sans en dévoiler le fin mot, le récit est hanté par le meurtre d’une petite fille, il vient rythmer le récit dans le lien que l’on doit inventer avec ce dont se souvient Patrick. Un banal prof d’histoire, pas toujours aimable, jamais franchement héroïque qui flotte, sous médicament, dans son désir de sens, dans l’évocation de son passé. Ce sera la première gageure de ce roman : de cet argument tragique, Patrick n’a d’emblée aucune chance de guérison, des souvenirs assez sombres, l’ordinaire cruauté d’un amour maternel qui ne sait s’exprimer, des souffrances engendrées chez les enfants, l’auteur parvient à un récit sans résignation, avec même souvent la beauté fugace des situations vécues, sans issu.

Quelques fois cependant tous, ces… ce tissu, ces épisodes, ces éléments disparates, tout ce tissu s’assemblait d’une façon qui dessinait une forme autre. Plus tard, en général bien sûr : car sur le moment on était trop plongé dans la situation pour pouvoir distinguer clairement des formes. Quelques fois. En regardant derrière lui, il voyait des formes distinctes émergées de l’obscurité : un épisode ici ou là qui prenait tout son sens, dans lequel les modulations, les connexions étaient visibles. Dans lequel les personnages se rencontraient, les histoires se rejoignaient et se confondaient.

Sans doute faut-il alors souligner la manière dont Neil Hegarty s’empare de la mentalité de toute une époque, pas seulement de ses traumatismes. Le roman se passe en 1985, son narrateur est donc hanté par la théorie du chaos. Vous savez, un battement d’ailes d’un papillon changerait l’ordre du monde à ses antipodes. La surface de l’eau interroge le lien qui peut se faire entre les épisodes évoqués, avec cette précision de la reconstitution, la volonté de s’y perdre, la déformation imposée par celui qui, faute de mieux, les ressent. On entend alors le persistant motif de la noyade. Patrick, hanté par le récit paternel sur l’invincible Armada, plonge gamin dans l’eau glacée, sa sœur le retient. Il pensera qu’elle veut le noyer, peut-être pour mieux le sauver l’instant d’après. Là gît toute la complexité des liens familiaux. Haine et jalousie, ressentiment, une façon malgré tout de prendre, jusqu’à la dernière extrémité, soin de celui que, si mal, on aime en silence. Les secrets que l’on partage comme pour arracher une insupportable complexité. Le roman parvient alors à trouver son rythme quand il sort du seul point de vue de Patrick. Sans avoir à se justifier, ni à expliquer les actes de ses personnages, Neil Hegarty adjoint peu à peu le ressenti de ses événements par les autres membres de la famille. Apprendre que l’on ne saurait être le seul à souffrir, comprendre le poids du silence dont se recouvre ses traumatismes. Belle plongée dans le très noir passé maternel pour que cette mère ne soit pas que monstre d’égoïsme, froide manipulatrice incapable de dire son amour. Une histoire de violence domestique et guerrière, de culpabilité de n’avoir pas su sauver celui qui l’attendait, lui promettait qui sait un autre destin. La très grande insuffisance de nos souvenirs, le refuge qu’ils n’offrent pas, l’explication de notre présent qu’ils donnent seulement en les collant à ceux des autres, en écoutant ce qu’ils ont pu en ressentir. Le roman permet ceci. Une forme d’espoir.


Un grand merci aux éditions Joëlle Losfeld pour l’envoi de ce roman.

La surface de l’eau (trad : Mona de Pracontal, 314 pages, 22 euros 50)

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