Les raisins de la colère John Steinbeck

L’expropriation pour la prétendue modernisation agraire, la misère entretenue pour le profit de quelques uns, les formes de solidarité qui tentent de subsister dans la famille, derrière une réivention maligne, sceptique, de la persistance du religieux dans une communauté paumée. Une colère vraie envahie se dégage de cet ample roman qui parvient à mêler le récit de la traversée des États-Unis par la famille Joad, ses désillusions et espoirs, et de beaux chapitres qui inscrivent cette histoire dans un contexte, dans une politique sciemment orchestrée. Cette nouvelle traduction des Raisins de la colère, discrète, susceptible d’en faire entendre le souffle, permet une redécouverte de ce grand roman américain et la minutie, et l’empathie, avec laquelle il décrit notre capitalisme contemporain, les crises qui le gouvernent et expliquent son exploitation généralisée. Entre naturalisme quasi documentaire, courroux, passionnant discours métaphysique et politique, John Steinbeck raconte la fondation, bien cradingue, d’un État, son racisme et la peur de l’autre qui le fonde.

Pas aisé de jauger la nouvelle traduction des Raisins de la colère faite, admirablement autant que l’on peut en juger, par Charles Recoursé. Elle permet, en tout état de cause, une redécouverte d’un livre important. Sans doute ne convient-il pas de toujours vouloir moderniser le propos. Avouons cependant n’avoir aucun souvenir de l’ancienne traduction des Raisins de la colère, lue adolescent dans la jaunâtre édition de poche paternel. On peut penser que cette nouvelle traduction est d’une très grande fluidité, elle ne surjoue pas les accents, apocopes, parler exagèrement populaire qui, parfois, faisaient sonner un rien faux les anciennes traductions. Charles Recoursé choisit, d’après ce qu’il nous signale dans sa préface, un patois local. Peut-on vraiment décéler une mode dans le fait que Marie-Cécile Fauvin fasse de même, avec un résultat parfait, pour Heureux soit ton nom de Sotiris Dimitriou. On notera, pour en finir sur cette évocation de la traduction, la belle remarque de Charles Recoursé sur le titre : Grape of Wrath, « wrath, moins colère que courroux, le soulèvement des éléments ou d’une entité divine. » Sans doute aurait-il été dissonant d’altérer le titre, mais il faut conserver peut-être cette idée de courroux, d’inscription biblique pour mieux entendre le souffle de cette colère qui irrigue chaqu page des Raisins de la colère.

Et les dépossédés, les migrants, affluaient en Californie, deux cent cinquante mille, trois cent mille. Derrière eux, de nouveaux tracteurs arrivaient sur la terre en forçant les métayers à partir. Et de nouvelles vagues arrivaient, de nouvelles vagues de dépossédés et de sans-toit, durs, déterminés, dangereux.

Il faut bien l’admettre, si on se laisse emporter par la colère de Steinbeck c’est qu’il est assez difficile de ne pas y reconnaître, pour partie, la situation contemporaine. L’épuisement des ressources qui poussent à fuir, l’accueil que l’on ne sait, aujourd’hui, offrir aux migrants. Steinbeck en démonte les rouages. La terre d’Oklahoma est épuisé par la culture du coton, les fermiers s’endettent, ils devienennt métayers pour une banque. L’agriculture devient intensive. On vire les petits propriétaires pour, à coups de tracteurs, épuisé plus vite, pardon plus rationnelement, les ressources. Nous n’en sommes qu’au premier stade de la misère, vient ensuite l’invention du lumpen-prolétariat. On pousse ses populations à l’exil, on leur vend la conquête de l’Ouest, la Californie et ses vergers, on attire plus de monde que l’on peut en employer afin de faire baisser au maximum (comprendre travailler sans avoir de quoi se nourrir à la faim de la journée) le salaire. On connaît sans doute tout ce mécanisme, il ne sera jamais inutile d’en montrer toute l’ignonominie. Dans une vaine quasi naturaliste, avec l’aisance de savoir exactement de quoi il parle, Steinbeck incarne doublement ce qui n’est pas seulement un discours, une réalité acceptée, aujourd’hui encore reproduite. Il faut dire l’effet de tout abandonner, de laisser la terre et les souvenirs qu’elle porte, ses angoisses et espoirs, redevenir plus personne, ne même pas pouvoir emporter les objets qui nous ont été si chers. Affronter aussi les éternels profiteurs de crise, ceux qui doivent bien vivre, qui acceptent une paire de chaussures pour quelques litres d’essence, qui vendent des bagnoles volontairement pourries… Difficile de ne pas faire un parrallèlle un peu facile avec les migrants d’aujourd’hui. Les raisins de la colère alterne les chapitres sur la famille Joad : Tom sort de prison, il ne retrouve pas la ferme familialle, tous sont sur le départ, appaté par un dépliant. Nous lirons aussi des chapitres plus collectifs qui font penser à cette tradition du collage, de cet apport de la parole collectif que, depuis Dos Passos, le roman américain sait faire entendre. Une façon de faire entendre l’horreur sans issue de la situation. Le moment où l’on en vient à mieux traiter les chevaux que les hommes : personne ne laisserait mourir un cheval entre deux récoltes, alors qu’un homme… Steinbeck montre les dangers de l’industrialisation de l’agriculture, le tracteur comme instrument qui fait perdre contact avec la terre, ses temps-morts et qui finit par l’envisager comme un investissement comme un autre. Sans doute est-ce tout ce rapport qu’il convient, maintenant, de repenser. Les raisins de la colère parvient aussi à montrer toute l’horreur de la situation par l’espoir qui parfois renaît. Un instant, les Joad trouve un havre, un camp du gouvernement qui s’essaie à une forme de quasi auto-gestion, tout au moins d’organisation collective. Il ne faudrait pas donner à cette population corvéable de mauvaise habitude. Des milices se forment, on tabasse toute tentative de grève, d’espoir collectif. La peur panique de ses salauds de rouge. L’impression que parfois, tout droit, on y revient.

On a un gars qui pousse une gueulante, mais ça y a fait rien. Il gueule tout ce qu’il peut. Celui qu’on appelle le détenu de confiance, il vient voir ce qui se passe et puis il repart. Alors y a un autre gars qui se met à gueuler. Et, du coup, tout le monde s’y met. On était tous sur la même note, et je vais te dire, on aurait cru que ça poussait les murs de la taule.

Reste alors, malgré tout, une confiance désespérée dans le mouvement collectif. Une forme de religion qui continue à créer du lien. Précisément dans l’impossibilité d’encore y croire. Nous avons le très beau personnage de Casy. Une sorte de pasteur qui ne parvient plus à croire, qui se laisse travailler par ses pulsions : incapable de ne pas pas baiser après ses prêches. Steinbeck redonne ainsi toute sa place au désir dans le religieux : une perpétuelle et inutile mauvaise conscience. Peut-être aussi une cadence à laquelle la littérature américaine est habitué. Casy malgré ses dénégations continue à prêcher. Des discours un rien étrange où ses doutes, son désir de croire en une âme collective, devienne l’expression de la foi. Une volonté d’être auprès de ceux qui souffrent qui, presque, l’excuserait. Un peu trop facile, peut-être, d’y voir un double de l’auteur. Iochka le disait clairement : toute communauté se fonde sur la mort, sur la naissance. Casy accompagne la mort du grand-père dans une foi dépassée que l’on peut nommer compassion. Il fait presque partie de la famille, il accompagne, ce sent coupable de son inutilité. Steinbeck, assez finement, comme en marge de ce roman qui échappe ainsi au documentaire, interroge cette notion de sacrifice de soi. L’oncle John est lui aussi tourmenté par son péché, il connaît des purs périodes de dépense, il veut se racheter, croit aider. Une forme de résistance sans espoir, belle et nécessaire, comme celle de la construction d’un barrage qui précipitera la fin du roman.


Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce livre.

Les raisins de la colère (trad : Charles Recoursé, 696 pages, 25 euros)

2 commentaires sur « Les raisins de la colère John Steinbeck »

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