Vies antérieures suivi de Les trois coffrets Gérard Macé

La mémoire comme autant de vies rêvées, de mythes dont l’évocation sert à cerner ce que serait l’écriture, sa capacité à nommer les morts, à nous unir, à inventer des revenances dans une langue somptueuse, onirique — imagée. Prosopopée magnifique où Gérard Macé fait revenir des présences comme autant de mythes à transmettre, à transmuer, pour en maintenir la possibilité de visions, autant d’instants d’une mémoire vivante, rêvés ou vécus cela importe peu dans Vies antérieures. Les trois coffrets, visitation d’une poupée romaine, reprend la même tonalité sur une note plus personnelle : l’explication d’un rêve par un autre rêve. Peut-être est-cela la mémoire, sans doute est-ce ceci la littérature.

Il faut rendre grâce à Gérard Macé de nous ramener à cette question essentielle : avant celle du pourquoi ça s’écrit, celle décisive et délicate du comment ça s’écrit. Et là, on ne sait plus. Peut-être est-ce d’ailleurs le point d’attraction, pour ne pas dire d’application, de ce carnet de lecture : la défaillance des mots. L’approche de ce qui fuit et hante. Pour évoquer l’écriture de Gérard Macé, les qualificatifs seront fautifs, tentons qu’ils ne soient pas trop faciles : une beauté plastique, picturale, photographique, se détache de ses phrases qui évoquent d’une « époque aussi vaste et mouvante que le désert, puisque c’est la mémoire d’une vie antérieure et de ses mirages. » Un flottement avec le concret des rêves, une sourde et bienveillante panique, un sens effleuré dans les images qui reviennent. Plus prosaïquement, on pourrait, sans en être bien sûr, parler d’une langue à la dislocation parfois presque classique, une manière de parataxe apparent dans l’emploi des pronoms relatifs qui semble éveillé une langue plus ancienne, plus correcte peut-être, juste inusitée, le rythme binaire d’une phrase où la virgule avant le et donne allure d’aphorisme. Ou pour le dire plus simple (c’est important) : c’est beau. Tentons d’être plus précis, peut-être un peu réducteur. Gérard Macé tente de dire ce qu’est la mémoire, son intime lien avec l’écriture dans des figurations non pas historiques, mais mythiques, oniriques. On pense bien sûr à Quignard avec une érudition moins visiblement virtuose, moins attachée aussi aux étymologies. Vies antérieures comme Trois coffrets se déploient dans délicieux fantastique. La mémoire a ses heureuses incertitudes, on serait tenter de dire ses appartenances flottantes, ses identifications aussi défaillantes, forte malgré tout, que celle d’un rêve où l’on est jamais tout à fait celui qui rêve.

La mémoire est une maison hantée à laquelle nous heurtons en rêve — une maison dont nous sommes à la fois le visiteur et le fantôme.

On aime alors, profondément, la manière dont Gérard Macé fait le portrait des habitants de quelques-unes de ses maisons hantées où par miroir ses fantômes, sans reflet, évoquent les traces de sa poétique, de ce que serait une écriture, les vies rêvées auxquelles elles nous font accéder. On commence par le scribe. Discret autoportrait in absentia aussi « car nous écrivons pour nous loger dans le corps d’un autre, et pour vivre en parasite dans l’un des trous creusés par la mémoire. » Dans un défaut de posture sans doute aussi souligne l’auteur. Cette position du scribe, bloc de pure écriture, mallarméen écho au « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » (il faudrait dire à quel point Mallarmé hante positivement, avec intelligence, raccord sensible, tous ces récits), est intenable. Un faussaire, celui qui a fait don de l’écriture aux hommes, en conservait l’inscription divine. Nos vies antérieures, celles qui affleurent dès que l’on utilise le langage, se retrouvent dans plusieurs versions du mythe. Très belle évocation de l’invention de la mémoire par Simonide à cause ou grâce à un défaut de paiement, le compteur est celui qui situe et nomme les morts.

Nous écrivons depuis comme on trafique le long des côtes, dans l’espoir d’échanger la verroterie de nos souvenirs contre le manteau de la mémoire, et réchauffer la poésie devenue tellement frileuse.

Poème en prose bien sûr que ces courts récits chatoyants, attirants. L’écriture comme exposition, avec la légende de Tarafa, comme exposition au destin : « Des avertissements aussi brefs que l’éclair, et qui laissent une chance impossible à saisir. » Le perpétuel effort humain pour se soustraire à la mort, pour inventer une autre façon de dire et donc d’écrire sa vie. Un peu comme le fait Su Renshan, des événements et des ellipses, l’ouverture toujours aux lacunes. Une once de culpabilité, et l’espoir d’un havre. Lumineux endroit où laisser revenir nos fantômes. Comme le très beau Mdeilmm d’Hélène Cixous, la mémoire est hiéroglyphe, soustraction aussi, je pense, à l’immédiateté de l’oralité, aux mots qui manquent, aux sons qui font défaut pour entendre les mots qui font revenances. Crepeira Tryphaena. Une doublure, un mannequin animé par on ne sait quelle main abolie : « non pas la douleur des chairs recousues, mais une trace aussi légère que l’accent de la muse ou le lapsus d’une amoureuse. » Ce que veut, et parvient il faut le souligner, à faire revenir Gérard Macé est le drapé de la chair,la substance de la vie fut-elle rêvée. Aucune excavation morbide, pas un cadavre mais la mystérieuse poupée qui l’accompagne. Cette morte du IIe siècle sert d’un détour, il en sort des images dans l’image, la concaténation du rêve, la possibilité d’y voir ce que les mots cachent : les noms du père selon le jeu de mots de Lacan. La mémoire est toujours une parade, compensation par jeu de ce qui nous manque. Les trois coffrets se fait discrètement autobiographique s’il s’agit dans ce genre littéraire de donner une forme autre à ce qui n’a su être dit. Là encore un souvenir qui ne nous appartient que dans la déformation du récit, que l’on ressent pourtant avec la fantastique force de la confuse et entêtante réminiscence d’une vie antérieure. Une filiation faussée, son père a été enfant illégitime, il conserve, transmet, le souvenir d’une poupée le jour d’un mariage. Une vision qui revient, trouve d’autres formes, d’autres incarnations : formulation de cette hantise que serait la mémoire. Un sentiment de reconnaissance, la douleur pour un membre fantôme, sans nostalgie ni prémonition, rien qu’un miroir dans ne resterai que le cadre. Au lecteur, sans doute, d’y placer ses propres reflets. Sans doute nous faudra-t-il alors relire son très beau Colportage.


Un grand merci à l’Imaginaire Gallimard pour l’envoi de ce livre.

Vies antérieures suivi de Les trois coffrets (163 pages, 10 euros 50)

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