Soixante de journalisme littéraire, tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966 -2013 Maurice Nadeau

Dernier volume de l’intégralité des articles publiés par Maurice Nadeau, cette somme critique retrace habilement la construction d’un champ littéraire. Ayant enfin sa propre revue, se permettant enfin de dire je, Maurice Nadeau revient, souvent, sur son parcours d’éditeur, sur ses rencontres, sur l’accompagnement critique des auteurs qu’il a permis de découvrir, mais aussi sur son engagement politique. Soixante de journalisme littéraire offre un saisissant portrait de la vie intellectuelle du vieux vingtième siècle, interroge très finement cette fin de siècle comme un temps de prétendue désillusion sans autorité. À travers la perspicacité de ses études sur le temps long (de Leiris et Blanchot, de Sartre et de Flaubert, de Soljenitsyne à Pierre Naville), Nadeau trace son autoportrait en témoin essentiel. Un livre indispensable pour appréhender la fabrique de l’écrivain.

D’abord, il faut saluer l’initiative éditoriale des éditions Maurice Nadeau. On n’a pas tous les jours la chance de recevoir un livre de près de 2000 pages. En tant que critique, bénévole soulignons-le, on se rend alors compte de la perpétuelle course dans laquelle on se met, pour rien. Il faut prendre le temps d’accueillir ces livres longs, d’une très grande richesse, d’un abord parfois peu facile. En lecteur attentif, Nadeau souligne la difficulté à lire des gros livres. Vu son poids, ce livre ne se lit guère que sur table. Il est pratiquement impossible à transporter avec soi. Si nous soulignons l’audace de cette parution, c’est surtout pour commencer par son importance disons archivale. Nadeau lui-même le souligne : il envoyait, un temps, une liste des recommandations annuelles de La quinzaine littéraire à toutes les bibliothèques. On espère, vraiment, que toutes les bibliothèques sérieuses, pourvues d’un peu de fond, qu’elles soient universitaires ou non, feront l’acquisition de ces trois volumes. N’importe quel étudiant, le premier curieux venu, qui voudrait comprendre ce que fut la vie intellectuelle, littéraire et politique de la seconde moitié du XX ème siècle se plongera avec grand profit dans cette œuvre unique. Peut-être, et on imiterait là Maurice Nadeau et son perpétuel souci pédagogique, faut-il présenter l’auteur. Au risque de me répéter, après ma lecture du second tome de Soixante de journalisme littéraire, Nadeau fut un éditeur important, on lui doit la découverte de Lowry, de Gombrowicz, de Dagerman, de Soazig Aaron, de Houellebecq aussi. On doit quand même le dire, l’âge aidant, dans ce volume, l’auteur participe grandement, avec quelques répétitions, à la construction de son mythe. Outre son immense travail d’éditeur, Nadeau fut aussi un critique de premier plan ou plus exactement un journaliste littéraire. Comme pour le second volume, il convient de le préciser pour le lecteur, jamais l’auteur ne fait assaut d’érudition ou d’universitaire prétention. Une volonté de limpidité, une façon de paraphraser le texte pour en faire voir les enjeux, pour en faire entendre aussi l’intrigue. Disons-le : une sorte d’aisance dans le style journalistique à son meilleur, comprendre dans sa volonté de rendre compte, au jour le jour, tous les quinze jours de fait, comment se fait actuellement la littérature. Un peu d’ironie bien placée, de saillies bien senties, d’assez drôles références à l’actualité.

On le disait, cette œuvre (n’ayons pas peur des mots) est d’un grand intérêt historiographique. Le premier serait que Nadeau trace, avec parfois un rien d’insistance, une histoire de l’engagement politique. Une des lignes directrices décisive de ce troisième volume reste de savoir comment maintenir vivant le mythe, le désir, communiste sans le confondre avec le stalinisme. L’histoire de la gauche reste celle de ses déchirements. Plus clairement, me semble-t-il, que dans le second volume, Nadeau revendique ses engagements trotskistes, sa fascination pour le personnage, son attrait pour tous les dissidents soviétiques. Toute une époque dont si facilement s’oublie l’importance, dont aussi on falsifie l’histoire pour nous faire croire qu’il ne resterait aucune alternative au libéralisme. Un vieux rêve qui bouge encore. Lire Nadeau c’est entendre combien, jusque dans les années 80, les dissensions, la préservation à tout prix des réalisations de l’URSS, l’amalgame des totalitarismes secoua l’intelligentsia. Ce sera surtout patent dans la première partie de Soixante ans de journalisme littéraire. On aime les articles sur Soljenitsyne (un des premiers à faire connaitre à un très large public les goulags), sur la manière dont Nadeau suit son évolution, ce que sans doute il n’aurait pas hésité à qualifier de reniement : de la dénonciation des goulags au rejet catho du communisme. Cette affaire sera, peut-être, un point de basculement pour Nadeau. Il se dégage de ce volume, avant même une infinité de notes pour accompagner les morts, une impression de monde qui s’écroule. Sans nostalgie, Maurice Nadeau veut en préserver le rêve, voire, au début du volume, agir pour faire changer la situation. On citera deux moments importants dans cette capacité à dire l’histoire telle qu’elle rêvait de se faire autrement. Tous ceux qui s’intéressent à l’engagement politique des intellectuels (notons au passage que Nadeau est conscient que dans les milieux trotskistes qu’il fréquente il y a plus d’intellectuels que d’ouvriers), devrait lire l’article si révélateur de La Quinzaine littéraire juste après mai 68. Nadeau l’appelle « Le point d’application ». Il y pose une question radicale, comment un journal littéraire pourra se montrer à l’écoute des modifications apportées par cette révolution, comment fréquenter ceux qui l’a font. C’est aussi cette histoire que porte le troisième volume des écrits critiques de Nadeau. Pour ne pas trop nous étendre, nous voulions aussi évoquer un autre moment politique important pour l’auteur, pour nous aussi sans doute. Nadeau parle beaucoup des délégations d’écrivains reçus dans les pays communistes (surtout de Gide et de son Retour d’URSS), il en fait lui-même, avec Leiris et Limbour (notons avant d’oublier qu’ici nous est fait un des plus jolis portrait de cet auteur injustement méconnu) à Cuba. Il faut bien préserver, un instant, l’illusion.

Sans doute est-il grand temps d’aborder ce qui serait l’essentiel : la littérature. L’occasion de souligner quelle fut la ligne de Nadeau : une certaine distance avec tous les pouvoirs, le refus des coteries. Il faut le préciser l’auteur ne parle pas que des auteurs de son camp politique. De très beaux articles par exemple sur Guy Dupré. Nadeau pourtant se fait quasiment le gardien du temple du surréalisme. On le sait son Histoire du surréalisme (qu’il faut lire) fut considéré, par Breton surtout comme une sorte d’enterrement. Il en conserve l’enthousiasme et la mémoire, il en suit très attentivement les métamorphoses, la construction éditoriale. On aime cette image, un peu ironique sans doute, Nadeau qui vérifie dans l’index des récits et témoignages, ouvrages critiques ou historiques, si son nom apparaît. On revient, à ce qui se dit, toujours à ses premieres amours. Pour Maurice Nadeau l’indépendance est aussi une question de fidélité. Une façon surtout de participer à l’élaboration de l’histoire littéraire. On le sait : les influences s’effacent, les grands auteurs d’hier parfois ne parlent plus. Tout au long de ses années, de 1966 à 2013, l’auteur témoigne des résurgences surréalistes. Lecture très fine, passablement critique des pléiades de Breton, sympathie pour leur directrice Marguerite Bonnet. L’occasion aussi d’un autoportrait qui s’affirme de plus en plus. Les rencontres avec Breton presque plus que sa lecture. Historiquement c’est sans doute important de souligner que Nadeau accueile Breton de retour des États-Unis. On aime qu’il se passionne pour la naissance d’un groupe surréaliste américain, on goûte ses remarques vachardes sur Aragon, la façon dont peu à peu elles déboulonnent celui qui fut, il ne faut pas l’oublier, une figure décisive. Et bien sûr, j’espère que vous vous en doutiez, il nous faut absolument parler de la manière dont Nadeau continue à accueillir, à construire la réception comme on dit dans le monde universitaire, de chacun des livres de Leiris. Citons seulement son article sur Le ruban au cou d’Olympia (l’indéniable réussite poétique derrière l’aveu d’échec) ou celui sur son journal (infinissable, voire?). Notons aussi que la lecture des articles sur ses livres m’a redonné une furieuse envie de relire les livres d’Annie Lebrun. Comme en marge du surréalisme, il faut souligner aussi la très grande fidélité critique ouverte à Blanchot. Nadeau l’avoue, Blanchot fut l’un des meilleurs critiques de notre temps. On aime comment il hésite à en rendre compte, comment il construit aussi l’importance de livres aussi difficiles que L’entretien infini ou L’écriture du désastre.

Au fond ce serait l’ultime basse sourde de Soixante de journalisme littéraire: le témoignage, fut-il funèbre, de la préservation de l’amitié. Nadeau est assez sensible, il en rend compte en tout cas très simplement, au livre de Bourdieu sur la littérature, sur la notion de champs littéraire. À lire ce livre, on comprend qu’il s’agit d’une question de rencontre, pour ne pas dire de réseau. Un petit monde avec ses mondanités, ses codes et, malgré tout, ses façons de se placer. Peu à peu Nadeau en occupe un des centres. Attentif cependant à tous ceux qui, horreur, osent vivre loin de Paris. Des voisins de paliers comme le seront les bureaux des Temps Modernes, la revue de Sartre. Il faut bien le dire, il s’agit d’une des figures tutélaires de ce tome. Nadeau participe d’ailleurs, de manière certes critique, à la création du grand homme, à la figure de la perte du grand intellectuel engagé. Il faut quand même absolument lire les articles sur L’idiot de la famille, le livre monumental que Sartre consacra à Flaubert et dans lequel il tente une fort curieuse, infiniment accusatrice, analyse biographique. On ne sait pas très bien si cet essai sartrien est encore vraiment lu. On a apprécié comment Nadeau rend compte de la création du mythe de Flaubert, la très grande importance qu’il accorde à sa correspondance, à toutes ses publications. Nadeau témoigne alors de cette sorte d’effondrement (on a toujours pensé qu’il s’agit d’une construction, d’une fin permanente) des années 80. Une certaine remise en cause, avant qu’elle ne revienne en force de ce que l’on a appelé hâtivement la déconstruction. Nadeau évoque sa proximité amicale avec Derrida, sa difficulté à rendre compte de tous ses livres. Notons au passage sa très éclairante note sur Levinas, son apport à Blanchot. Mais, comme occupé à construire son propre mythe, Nadeau évoque surtout, en dehors de Perec dont l’évocation est si sensible dans la manière d’évoquer leurs premières rencontres, la publication de ses premiers textes, sa camaraderie avec Barthes. Nadeau se tient à distance du structuralisme, il retrouve Barthes dans ce qui peut être considéré comme un retour autobiographique. Nadeau en grand découvreur de textes, le mythe ne vient pas de nulle part. Peu à peu, l’auteur se met à parler de lui, à tenir des sortes de carnets distanciés. Au tournant du siècle, il tient son « Journal en public », une chronique faussement désordonnée et désinvolte de ses lectures. Un certain éloignement aussi à l’actualité littéraire. Ne méconnaissons pourtant pas l’aspect très funèbre de cet ultime volume. La solitude de l’homme que la mort encercle, le centenaire voit ses amis mourir. Il faut lire cet hommage aux invisibles de l’édition, aux érudits, aux discrets et autres inconnus auxquels Nadeau rend un hommage sensible. On pourrait penser que, vieillissant, l’auteur concourt à cette mort de la littérature. Ce n’est pas entièrement cela. Soudain une note d’une incroyable pertinence sur Javier Marias, qu’avec audace il rapproche de Nathalie Sarraute pour leur science des conversations tues entre les individus. Ou plusieurs lectures de Vila-Matas, notamment celle très pertinente du Mal de Montano. On quitte, après près de 2000 pages, avec une vraie tristesse Nadeau, on conserve, espérons-le, la mémoire de son exigence.


Un grand merci aux éditions Maurice Nadeau pour l’envoi de ce monument.

Soixante de journalisme littéraire, tome 3, Les années « Quinzaine littéraire » 1966 -2013 (1823 pages, 49 euros)

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