
Berlin, derniers jours. Le troisième Reich s’effondre, chacun magouille pour négocier sa fuite, pour continuer ses crasses, pour s’intégrer dans l’horreur d’un ordre du monde dont Julian Semenov, entre érudition historique et invention romanesque, parvient à rendre climat et manigance. Ordre de survivre est plus qu’un roman d’espionnage, une autre façon d’appréhender l’histoire en démontrant comment l’anti-communisme crée des sympathies, des ententes aux noms d’intérêts économiques censément indiscutable. Un magistral récit de la préparation de ce monde bipolaire qui, pour une fois, est une charge documentée contre la vision occidentale.
Avouons-le, nous lisons fort peu de romans d’espionnage par crainte non tant de la complexité de l’intrigue, mais de celles des situations. Qui sait ce que peut bien penser un espion, s’il n’est pas en permanence retourné, oscillant dans un hallucinant opportunisme. La simple volonté de survivre. Ce sera d’ailleurs ceci, comme le titre l’indique, qui tiendra lieu de ligne directrice à ce roman. Nous prenons d’ailleurs en cours de route une saga qui fut très populaire en Russie. On comprend pourquoi. Sans doute n’est-il pas inutile de préciser que le roman d’espionnage est souvent récit de propagande, le combat pour une façon de voir la vérité, d’en imposer une narration. L’inversion du regard est toujours plaisante et instructive. Stierlitz est donc un agent infiltré au près des dignitaires nazis, on lui donne l’ordre de survivre comme il peut. Il témoignera des négociations de paix entrepris pour trouver une échappatoire. Portrait au vitriol de pauvres types, assoiffés d’argent et de pouvoir, près à toutes les compromissions pour survivre. Un des immenses intérêts de ce roman sera donc de montrer les rouages de ses compromissions surtout du côté états-unien. On connaît, depuis le travail de James Elroy, le rôle d’Hoover dans les services secrets. Julian Sermonov insiste, dans des chapitres intitulés à juste titre « Informations à méditer » comment ce fut toute une machine d’états, lobbys industriels et sympathisants fascistes qui construisirent cette opposition farouche à tout ce qui de près ou de loin pouvait ressembler à un sympathisant de gauche. Le rapprochement historique certes est déraisonnable, mais il n’est jamais inutile de rappeler les dérives droitières au nom de la sacro-sainte économie conduisait, dès l’avènement de Roosevelt, à de curieuses sympathies pour l’extrême-droite. Ordre de survie date de 1982, sans doute faudrait-il un meilleur connaisseur que moi des rouages de l’URSS pour comprendre, aussi, à quel point le roman est parfois outré, tente de donner une vision sympathique du camarade Staline.
Lorsque l’on jouit des souffrances ou simplement des ennuis d’autrui, c’est ça le fascisme…
Soulignons aussi qu’il faut entrer dans la singulière mode de narration de Julian Semenov. Assez stupidement, je me suis senti d’abord un peu égaré par ce point de vue flottant des digressions historiques de ce roman, des parenthèses d’une incroyable précision qui viennent très souvent couper le récit. Si l’on y ajoute un nombre important de notes de bas de page pour préciser la fonction et le rôle de chacun, ce récit historique très renseigné, au début, peut un peu perdre le lecteur. Il faut absolument pourtant le souligner, plus la chute du régime advient et plus le roman devient passionnant. Stierlitz est déchiré entre la lutte de pouvoir entre Bormann et Müller, chacun faisant assaut de double jeu, de magouille à triple détente. Le régime nazi ou le règne de l’illusion maniaque. Ordre de survivre décrit l’invention du réseau Odessa, une porte de sortie pour les anciens SS. À coup de message cryptés, mais entendus par l’ennemi, Stierlitz se trouve aux premières loges pour la lutte entre l’Ouest et l’Est. Roosevelt (l’auteur souligne à raison que faire de lui un homme de gauche est une vue de l’esprit) accepte de négocier et de reconnaître l’URSS. Chacun veut tirer son épingle du jeu, du côté américain faire oublier la collaboration avec les banques allemandes. L’espion survit toujours par chance, presque par hasard. On se laisse aisément prendre à ce récit des pièges usuels de ce type de roman : je sais qu’il sait, mais il ne sait pas que je sais se dit chacun. Sans trop en dire sur la fin, il faut tout de même évoquer le portrait d’Hitler, malade et drogué, se berçant d’illusion, totalement manipulé par ceux qui lui cachent la vérité pour mieux pouvoir composer, par la suite, avec elle. Je ne peux hélas pas témoigner de la véracité historique de la version du suicide du dictateur que nous donne le romancier. On y croit en tout cas. Tenir jusqu’au dernier moment, dénoncer ses camarades, la lâcheté, l’absence totale au fond d’idéologie de ces types plus fous que malins. On lit tout ceci avec un tel intérêt que l’on attend la suite avec impatience.
Merci aux éditions du Canoë pour l’envoi de ce roman.
Ordre de survivre (trad et notes de Monique Slodzian, préface d’Antoine Volodine, 639 pages, 23 euros)