Tomás Nevison Javier Marías

Les choix que l’on fait, ceux dans lesquels on persévère ; ce que l’on peut deviner de la vie d’autrui et comment juger de ce qu’il a fait, de ce que peut-être il fera: bref, peut-on tuer quelqu’un pour sauver des vies ? Toujours dans son attention à la langue, à ce qu’elle redit, à ce que la poésie permet de deviner de ce qui a été déjà vécu, ce que la traduction d’une langue à l’autre nous fait effleurer, ce que son enroulement obsédant nous permet de comprendre d’une conscience sceptique, par son attention au détail, aux suppositions qu’il ouvre, Javier Marías livre un roman haletant, dans son immobilité même, sur les suppositions et a priori qui nous tiennent au monde. Infiniment plus qu’un roman d’espionnage, Tomás Nevison se révèle un immense roman sur l’effacement du temps, le conditionnement de notre libre-arbitre, l’histoire aussi du vieux vingtième siècle.

Si vous suivez ce carnet de lecture, j’espère que vous connaissez toute mon admiration pour l’œuvre de Javier Marías. J’ai lu tous ses livres avec le même attrait, sa disparition récente me donne envie d’en reprendre la lecture dans l’ordre. Javier Marías semble souvent signer le même livre, revenir autrement sur ses obsessions : une tirade de Shakespeare ou un vers de T.S Eliott, et le lecteur se trouve enfermé dans le dilemme et la casuistique, pris de vertige avec un narrateur qui ne sait comment agir face à une situation tragique. Tomás Nevison pourrait se dire être la suite de Berta Isla seulement comme Dans le dos noir du temps est celle du Roman d’Oxford : une reprise autrement des mêmes motifs. Soulignons d’ailleurs (je ne crois pas l’avoir entendu) que Tomás Nevison annonce alors la superbe trilogie Ton visage, demain. Au passage, je ne désespère pas d’une réédition, voire d’une publication en Quarto de l’ensemble des romans de Marías. Ma très grande admiration ne cache pas certaines réticences. Servons-nous en pour exposer l’intrigue. Agent dormant, Tomás Nevison ne résiste pas à la rhétorique de Tupra qui vient le chercher dans sa retraite. Tout, toujours chez Marías est affaire de séduction langagière. Ici, il mettra en lumière que le choix est déjà fait, on peut lui inventer des antécédents, d’autres origines qui nous dédouanerait. Ou peut-être se penche-t-on sur ses propres choix quand on cesse de vouloir ou de pouvoir les imposer à autrui. « We always stand and wait » Être vivant, exercer une influence, se croire utile… ? Nevinson sera chargé d’identifier une femme, la grise imminence des attentats de l’ETA et de l’IRA. Tout ceci n’est pas très vraisemblable, l’agent ne demande aucune aide, à une vidéo-surveillance que partielle, finit par soupçonner celle avec laquelle il noue des relations intimes. On marche quand même, les romans de Javier Marías n’ont jamais prétendu au réalisme. Ce qu’ils font c’est immobiliser une conversation, en reprendre les lancinantes interprétations. Ma réticence porte plutôt sur le point de vue très péjoratif que le personnage porte sur l’ETA. L’auteur, roué en diable, prévient cette réticence : l’histoire fait oublier les atrocités. L’intrigue se déroule au tournant du siècle. Son personnage le dit, l’ETA jouira d’une certaine audience. L’auteur se montre, à raison, plus critique avec les forces anglaises. Il joue, de toute manière, de ce rapprochement, qui ne marche pas entièrement. Dommage, à mon sens que l’auteur ne s’empare pas davantage de la culture basque, de sa langue. Mais, Marías est malin : il met en scène l’ironie des gens du milieu qu’il dépeint. On s’est toujours dit qu’il écrivait des pseudos romans d’espionnage seulement pour mettre en scène des personnages qui s’échangent des répliques de Shakespeare, échange sur Ann Boylen, sur des rois espagnols bien oubliés. Nul mieux que lui montre la vulgarité de ce milieu bourgeois, un rien parvenu, sa tentation de s’encanailler. Notons au passage que Marías fait de cette vulgarité, cette indifférence à l’autre, la preuve d’un bon espion, celui qui serait capable de croire en ses intuitions, les traduire en définitives définitions.

Il suffit d’introduire quelques onces de vérité dans un mensonge pour le rendre non seulement crédible, mais irréfutable.

On peut alors se demander si le vrai sujet de Tomás Nevison n’est pas, comme pour tous les romans, le temps qui passe. Avec une belle dérision sur lui-même, Marías met en scène un certain attachement au vieux vingtième siècle. Autre figure traditionnelle de la littérature : la description d’un monde déjà aboli. Dérisoire nostalgie, peut-elle fait-elle pourtant part de notre insuffisance compréhension du monde. Il se dégage des romans de Marías une doucereuse mélancolie, une sagesse toujours un rien désespérée d’avoir une confiance fort limitée en l’action. L’auteur, me semble-t-il, ne méconnaît pas le jugement de classe dont il s’agit. Le roman, comme tous les précédents, est construit sur une rengaine. Seul le premier pas compte, ensuite nous serions pris dans l’engrenage de nos choix. On aime toujours autant comment l’auteur enchaîne des chapitres de purs considérations morales à des sortes de mises en pratique. L’épreuve du doute. On peut tout aussi bien penser que Tomás Nevison est aussi un sale petit con, que pas mieux que lui on s’en sortirait. On le sait, le roman est hanté par le châtiment, comprendre sans doute par la possibilité de juger autrui à partir de la faillible psychologie qu’on lui prête. Question un peu convenue, mais sans doute toujours irrésolue, de la prescription. Peut-on se racheter de la participation à un attentat, la vie qu’ensuite on mène pourrait-elle servir de rédemption, ou dit autrement, peut-on devenir quelqu’un d’autre ? C’est sans doute pour cela que Marías s’intéresse aux espions. Son agent, on l’a vu dans Berta Isla, a un don d’imitation, accent et intonation. Il peut du dehors devenir n’importe qui, peut-il vraiment en comprendre les motivations. On le disait tout à l’heure un rien unioniste, on pourrait le croire hanter par une nostalgie du Nous, d’une entité supérieure au nom duquel agir. Autoportrait toujours distancié de l’auteur, lui aussi anglophile éclairée, partagée entre deux identités, entre toutes celles qu’il prête à ses personnages. Sans trop en dévoiler, notons l’habile manière dont l’auteur ne cesse de pointer une possible manipulation. L’humain, le domaine de l’incertitude. Nevison doit choisir entre trois femmes, en désigner une comme coupable. Des présomptions, des intuitions comme on ne saura pas exactement si l’option qu’il prend aura des conséquences si tragiques. On peut surtout se demander si on peut aimer une doublure, quelqu’un pour ce qu’il n’est pas alors que l’on est soit même pure illusion. Et ce sera toujours avec un sens du détail : les déterminations d’un nom, d’un physique, tout ce que l’on saurait censé en déduire. Le roman ou l’endroit de la supposition, la saine capacité de suspendre son jugement.


Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.

Tomás Nevison (trad : Marie-Odile Fortier-Masek, 727 pages, 26 euros 50)

Publicité

Un commentaire sur « Tomás Nevison Javier Marías »

  1. Comme je suis d’accord ! Javier Marias est un des plus grands auteurs de ces cinquantes dernières années.
    Merci pour cette lecture où je retrouve, tellement bien dit, tellement résonnant, l’âme même de son oeuvre.

    Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s