
Contre-nuit : dire autrement, reprendre sans cesse reprendre, notre part de nuit, cette irréfragable obscurité dont Lucien Raphmaj fait délais cosmique, désidération collective, poétique politique d’un rapport au monde par le mythe et la fiction. Contre-nuit livre de nuits plurielles de ne se limiter à aucun objet, de déborder sans trêve toute définition établie dans une traversée du désastre, du Neutre. Dans une cohérence incantatoire, Lucien Raphmaj redessine une autre genèse de notre rapport stellaire à la nuit, de cet amalgame d’absence et d’animalité, d’ailleurs et de demain, qui enfin, collectivement, comme des constellations, être au monde.
On le dit bien plus que comme une précaution : il ne s’agit ici aucunement de copinage. Risquons le terme plus excessif d’amitié, la poursuite même d’un dialogue entamé avec Lucien Raphmaj. Disons-en surtout cette impression d’indignité qui, peut-être, devrait commander à la critique. L’univers de Lucien Raphmaj me paraît si souvent infiniment plus dense, concentré, diablement cohérent aussi dans ses références, concerté que ma parole ignorante qui se confie au hasard et à l’ignorance. Mais, ce ne saurait être de moi dont il s’agit. Pourtant, c’est une expérience personnelle, en ce qu’elle a d’imminemment commune, que l’on dira pour approcher le centre fuyant, anamorphique, de cette Contre-nuit. L’auteur se confie à l’incantation, au délai, il te convie, lectrice & lecteur, à savoir, expérimenter, traverser, où tu en es avec la nuit. Si l’on pouvait se hasarder à avancer une première délimitation de la nuit peut-être y verrons-nous, un instant, une question de délais. Peut-être est-ce cela, la lecture : un contre-temps, une façon de comprendre un peu trop tard toutes les implications, résonances et pourquoi pas capacités d’altération dont doit être vectrice, fut-ce par ombres-portées, l’écriture. À écrire avec Lucien Raphmaj, souvent j’ai fait cette expérience du délai, on relit et on entend une réalité autre, insoupçonné, plus profonde, sensible et poétique, que celle dont, soi seul, on pourrait porte-voix impassible. L’amusant, si on veut, c’est que j’ai souvent fait cette expérience à la lecture de Contre-nuit : noter une idée et la voir formuler quelques pages plus loin. Une expérience de la communauté. « Une pensée donc du retard et du délai. » On commencerait alors comme ceci. Difficulté à entendre, et surtout à dire, le désastre. Ce qui donne, sous la très belle prose de Lucien Raphmaj : « J’aurais du mal à le dire et tu auras du mal à le penser. » Il faut le porter à l’extrême du mot, vers l’endroit de ce qu’il suggère faute de pouvoir entièrement le dire. On le sait depuis Blandine Volochot, l’auteur est hanté par la pensée de Maurice Blanchot. Plutôt que de nous aventurer à résumer ce désastre que Blanchot, par fragment, effleurait notamment dans L’écriture du désastre, rappelons que Lucien Raphmaj lui restitue sa valeur astrale, sa part de désir. Il le nomme lui-même, dans un travail collectif, mélangeant photos et installations, désidération. Nous parlions de cohérence, l’auteur tisse autrement ses obsessions (l’arachnéenne métaphore n’est jamais loin), il redit ce qu’il a, littéralement, exposé dans Desiderea Nunca (un jour, promis, je trouvais les mots pour vous en parler) avec son complice Smith et Diplomates. Avouons qu’il nous faut du temps, distance et doute, pour entendre toute la portée de cette pensée.
Regarder le grain du monde, diffracter l’attente, la lecture patiente du monde. La part manquante du monde, de lumière et d’ombre.
Si je suis bien l’hypothèse de Lucien Raphmaj (notons qu’il emprunte à Glissant la notion de digenèse, la nuit a des origines plurielles, un des grands charmes de ce livre est d’en laisser remonter quelques-unes), nous aurions perdu notre rapport aux étoiles dans une sorte de coupure du cosmos. Tout aussi bien nous pourrons le nommer capitalisme ou narco-capitalisme. Cohérence de l’univers, les lecteurs les plus attentifs aurons-noter la référence à Capitale Songe son excellent premier roman. On comprendra ainsi, par le détour par ce que l’on pourrait hâtivement genrer comme science-fiction, l’actualisation de la question du délai. Par une sorte de prise de risque, de pirouette, on le dirait ainsi : l’écriture de Lucien Raphmaj est toujours au futur, tourner vers l’à venir, toujours dans cet aspect incantatoire. Nous n’aurons pas alors, j’espère que vous l’avez compris, une archéologie de la nuit dont il s’agit d’ailleurs, cela s’entend dès le titre, le contre-pied. Pour frimer, on dirait qu’écrire serait s’inventer d’autres origines, se soustraire avec force à celles que l’on nous impose. Nous n’aurons ni la « propagande romantique, le fantasme de la nuit transgressé », ni celle du capitalisme qui voudrait faire de la nuit un espace efficient comme on perdurerait à être l’entrepreneur de soi. « il faut toujours échapper en tous sens, toujours se déborder en tout temps, pour atteindre cette nuit toute fracturée en vérité, en tous sens, étoile. » Au début, avant le délai, la vraie lecture, sa part toujours de prophétique, je me suis interrogé sur cette notion de perte. Pour en dire les différentes formes, Lucien Raphmaj a alors recours à ce qu’il faudrait consteller comme contre-chant. Me reste encore, pourtant, la question de cette perte : quand et pourquoi ? Les grandes altérations historiques sont souvent en rapport avec d’importantes modifications techniques : serait-ce l’électricité, l’installation dans la vie urbaine, la conception de l’individu, me semble répondre Raphmaj, si je ne tords pas une fois de plus ses hantises vers les miennes, qui croit pouvoir faire lui-même son propre récit.
Nous avons cru nous passer de la croyance. (…) Nous avons cru comme de la viande à attendrir, comme de la viande à hacher, nous avons cru à la fatalité, à la douleur, à l’effacement.
Une des réponses convaincante à cette perte tiendrait alors à une fascinante formule : « La nuit est poétique au moment où l’on a perdu la nuit. » Peut-être que pour laisser entendre un contre-chant, il nous faut un rapport éperdu à la nuit, sa part d’obstinée et irréductible obscurité, son au-delà de la peur qui serait expérience collective. On pourrait la nommer mythe ou fiction ou comme bien mieux que moi le dit Lucien Raphmaj : « Comment t’assembler depuis les fragments d’aphasie et d’amnésie combinées que l’on appelle constellation et que l’on voudrait fiction ? » La nuit dans une vision trop limitée serait épreuve de l’individu, blanche pour le mauvais jeu de mots. Ailleurs, dans d’autres traditions, par d’autres animalités, s’en rêvent d’autres devenir. Nous voulons des nuits aborigènes hantées de lémures (je ne sais pas et l’ombre latine des morts). Lucien Raphmaj, exemplairement dans la version numérique de son livre, trace les cercles de ce que pourrait être cette contre-nuit, des récits et des fragments, des notes de bas de pages et des stellaires théorisation. Il faut en dire l’exaltation, il faut en entendre les litanies, cette capacité à écouter le monde que nous communique Lucien Raphmaj. Vous l’aurez compris, il me reste tellement à dire sur ce livre que j’opte pour la suspension, la reprise du dialogue sous une autre forme.
Un grand merci à Lucien pour l’envoi de ce livre-nuit.
Contre-nuit (233 pages, 13 euros)
bel hommage à l’auteur et qui donne envie de se plonger dans ces nocturnes abysses
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