
L’armée dans toute son absurdité, l’ordinaire bêtise aussi de sa franche camaraderie le tout dans une langue, hélas parfois, d’une immédiate oralité qui confine à un réalisme sans distanciation hormis celle de la satire. Esprit de corps pourtant interroge dans son désir de rendre compte, à hauteur d’expérience, de la fabrication d’un groupe, de sa préparation à ce qui, pour la plupart, ne se produira pas, de l’excitation un rien imbécile pour cette vie pour de faux. Jean-François Vaillancourt offre un récit dépouillé, dialogué, de recrue en ingénieur de combat.
Un peu par automatisme, sans doute par cette déformation de lire en se demandant comment par écrit on va en rendre compte, il m’est arrivé une curieuse sensation. Celle du refus de se laisser prendre à une réticence qui, décidément, nous ferait passer à nos propres yeux pour un sale vieux con. Énonçons-la pour la biffer et ainsi creuser le léger flottement dans le ressenti. Voilà, j’ai été d’abord un peu retenu par ce perpétuel mélange d’anglais et de français. Complètement con, je vous l’accorde. L’étape suivante serait de dire que le niveau baisse… Au Québec cette proximité linguistique sans doute commence à se créoliser. À quoi bon lire si on n’est plus à la recherche d’une langue nouvelle, du métissage des cultures dont elle doit être le reflet. Pourtant, c’est bien un souci de langue qui a retenu mon adhésion à Esprit de corps. Toute lecture devrait passer par un temps d’adaptation à la langue de l’auteur. Plus que l’omniprésence de l’anglais, la retenue tient à mon avis à la normalisation de la perception induite par la retranscription d’une langue qui se voudrait fidèle à la banalité de nos bavardages. Notons que ce bi-linguisme sert aussi de miroir à une nation, son armée sera divisée par des soucis de langue et de compréhension, de compétition. Le travail sur la langue de Jean-François Vaillancourt s’avère plus souterrain, intéressant dans la mesure où il interroge son projet même. On touche là à mes propres réticences. Armé d’un anti-militarisme viscéral, j’ai été un peu gêné par cette satire des bidasses canadiens qui, au fond, vaut pour approbation. La langue, c’est entendu, est politique. Je me demande toujours comment elle peut s’employer pour se contenter d’enregistrer ce qui existe. Raconter seulement ce qui arrive, ce qui, pis, nous est arrivé avec quelques déguisements. Dans un premier temps, on aurait voulu une satire plus acérée du milieu carcéral de l’armée, de sa radicale non pas absurdité mais impossibilité, une conscience peut-être plus marquée de l’endoctrinement dont elle use. Après tout, le roman est aussi l’approche d’une expérience radicalement autre.
Lire ne saurait se limiter à ce que l’on peut reconnaître de soi, à une confirmation de goût bien établis, bref à un cantonnement dans notre stricte individualité. Ce sera le premier flottement qui mènera vers le collectif. Parfois, rarement, des on ou des nous qui rappelle l’implication de l’auteur dans cette description d’une troupe, d’une gang. À bonne distance de chacun des personnages qu’il fait s’entrecroiser, l’auteur se soustrait au jugement moral. Façon, sans doute, de rendre l’effacement de sa conscience propre que serait l’expérience militaire. Peut-être d’ailleurs faudrait-il dire l’effondrement caricatural d’une parodie de formation militaire. Esprit de corps décrit une formation intermittente pour devenir réserviste de gamins qui, cependant, continuent leur scolarité. Nous sommes dans un domaine de faux-semblants, plus personne n’y croit vraiment. Entraînement sans grand sérieux, patriotisme qui finit par chanter comme un brochet O Canada, des scènes de reconstitution de combat sans le moindre sens hormis la pluie. On se laisse prendre malgré tout dans les liens qui se tissent, dans l’humiliation sans fausseté elle. On rit souvent, on comprend la bêtise sans la surplomber. On a bien aimé aussi cette image du cheval de Troie, qu’un instructeur veut reconstruire, qui terminera dans l’oubli, comme incarnation de cette mémoire d’un instant assez faux : le début de la fiction.
Merci au Quartannier pour l’envoi de ce livre.
Esprit de corps (305 pages, 22 euros, 28 $ 95)
Ce livre, dont vous résumez l’ambition, m’a fait penser à celui de Daniel Pennac, « Le Service militaire au service de qui ? » (Seuil, collection « Combats », 1973) qui dissèque avec précision le système des « Appelés » (on n’avait pas osé le terme « Élus », vu le nombre d’exemptés, notamment, par psychiatres des beaux quartiers interposés) dans les casernes et leurs dépendances.
Il semble cependant qu’il n’atteigne pas le niveau de dissection de celui de Pennac – qui a toujours su utiliser sa »carabine » à bon escient.
Je recommande donc plutôt ce dernier, car il est « féérique » et factuel, même si, depuis les années Chirac, « l’armée de métier » a remplacé celle, hélas sans doute trop « populaire » et peut-être indisciplinée, fournie par « le contingent » – un terme à double sens – comme on l’a vu à la fin de la guerre d’Algérie lors du « putsch des généraux ».
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