Lalalangue (prenez et mangez-en tous) Frédérique Voruz

Donner langue aux souffrances de l’enfance, faire un autre récit, toujours à partir du mot juste, de cette déraison —- privation d’une folle générosité — maternelle, des silences schizophrènes du père. Comme en déport d’une cure psychanalytique, avec un certain humour nécessaire face aux horreurs racontées, Frédérique Voruz tente de comprendre cette implacable, reconstruite sans doute aussi, vengeance d’une mère qui, suite à un accident d’escalade, se retrouve amputée, inapte à aimer. Lalalangue décrit avec justesse le désir de tendresse inassouvie, l’exaltation mystique d’une mère à l’avarie, au repli, pathologique, les refuges et bifurcations que sa fille, dans la langue, s’efforce de trouver.

La littérature autobiographique se construit sur une impossibilité : il s’agirait de rendre non tant palpable qu’intéressant son propre traumatisme, le transmuer en récit pour d’autres qui ont eu la chance d’échapper à une enfance maltraitée. On comprend toujours le désir curatif de la littérature, il convient cependant d’interroger la place que le lecteur peut y trouver. J’imagine que le récit de Frédérique Voruz serait particulièrement insoutenable pour celles et ceux ayant traversé une enfance sans amour, saturée de cette insurmontable violence quand elle est langagière. Ceux et celles qui ont connu une enfance incolore, heureuse, plus mal s’y reconnaîtront, peut-être interrogeront-ils la fascination qu’hélas fait naître la souffrance. Notons quand même qu’un livre qui sans trêve interroge les raisons de son écriture ne saurait être entièrement dépourvu d’intérêt. De ce récit, adapté d’une pièce de théâtre, ressort cette justification de ce que l’autrice est devenue, une parole véritablement littéraire de souligner toutes les façons dont, parade malheureuse, on s’invente autre. Frédérique Voruz raconte une folie domestique sinon ordinaire du moins bourgeoise. Lalalangue parvient à faire toucher la matérialité même de cette enfance humiliée. Parfois, l’on peut quand même sentir sa symbolique comme amèrement psychanalytique : la jeune fille aime le contact avec le moignon maternel, pense qu’à toutes les mères manquent une jambe. L’enfance ou la lente dissociation, la prise de conscience de notre anormalité avant que les comportements de la mère emplissent de honte sa fille. La mère est hantée par un catholicisme à la fois extrémiste et très personnelle. Disons une sorte d’égotiste sainteté qu’elle veut entourer à son entourage. Une incapacité radicale à être au monde qui se traduit par une avarice pathologique : réutiliser le papier toilette, trouver de la délectation à manger seulement des restes avariés, se repaître du spectacle d’une pauvreté choisie au nom d’un encombrant altruisme. Insidieuse montée de la folie maternelle, augmentation des blessures aussi à mesure que ses filles, détestées au nom même de leur féminité, tentent de s’émanciper. Il faut souligner aussi comment Frédérique Voruz parvient à décrire également l’enfermement médicamenteux du père. Une sorte d’absence, un égoïsme qui s’arrange pour ne rien voir.

Pas bien joyeux, faut bien dire. Rien de sordide pourtant pour une question de rythme. Ce récit est constitué de courts chapitres, de thèmes un rien sautillants où l’humour est toujours salvateur. On aime assez les intrusions de la psy qui remettent en cause l’esprit de sérieux de ce qui n’est pas qu’une tragique confession. Comme son titre l’indique, Lalalangue offre aussi une traduction simple et pertinente des théories de Lacan. Cette lalalangue serait celle déformée, pratiquée en famille. La langue aussi de l’humiliation. Lacan voulait que l’analyse permette de trouver le mot juste. La mère de Frédérique Voruz est elle aussi habitée par ce souci. On pense parfois à Leiris par la façon dont son oreille ne sépare pas les mots, les transforme en cette sorte de mantra oral qui constitue ces constellations de mots dont si mal on se déprend. On s’invente un autre nom, des amours de substitutions, des frères qui sauvent, des sœurs qui aident. On s’invente surtout un autre rapport à la langue. On remonte ainsi la généalogie des traumas, les générations précédentes, deux grand-mères qui se détestent tente d’approcher les souffrances des parents de la narratrice. Écrire alors pour comprendre, malgré tout.


Un grand merci à Harper Collins pour l’envoi de ce livre.

Lalalangue (Prenez et mangez-en tous) (202 pages, 18 euros)

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