
Traversées fictives de catastrophes aussi réelles que ce présent, inquiet et pauvre, auquel on ne saurait se résoudre. Cinq nouvelles, cinq écrivains pour dire ce que ces catastrophes (l’explosion d’un silo à Beyrouth, un tremblement de terre, un tsunami et un incident nucléaire, une pauvreté pas si dystopique, la vie sous la dictature haïtienne) ont de révélatrices, permettent de dévoiler comment on compose avec elle, comment la littérature peut dire l’inacceptable, en penser les alternatives, en démonter les rouages. Dans Ce qui nous arrive, Camille Ammoun, Michaël Ferrier, Makenzy Orcel, Ersi Sotiropoulos, Fawzi Zebian livrent un implacable état, comme on dit, du monde.
Livre au destin aussi singulier que ces catastrophes dont il fait, à raison, l’incarnation de ce capitalisme aveugle (au sens où les seules issues qu’il sait envisager serait d’outrer encore son fonctionnement) : à Beyrouth devait se tenir un congrès d’écrivain : la Covid, l’explosion sur son port qui servit de révélateur à l’incurie de toute une société, rendirent cette réunion impossible. Comme un rattrapage qui, telles les catastrophes, interrogent sur le bénéfice à tirer de la fatalité, quatre auteurs et une autrice ont réuni des textes, de nouvelles. Difficile de ne pas trouver ce recueil un rien disparate, facile d’y voir un nouveau symptôme d’un temps d’anomie et de fragmentation. Partons alors de Beyrouth, de l’effacement de nos mémoires de la catastrophe. Un silo à grain explose, Camille Ammoun fait du narrateur de sa nouvelle ce silo et retrace les échanges mondialisés, criminels, qui ont conduit à cette catastrophe. Un bateau sous pavillon de complaisance transporte du nitrate d’ammonium : on en fait de l’engrais ou de l’explosif, la matière même de ce modèle qu’on nous impose. Fawzi Zebian raconte aussi cette explosion. Toute catastrophe interroge la façon dont on peut la mettre en récit, dont on pourrait faire parler ceux qui l’ont vraiment vécu, ceux qui ne sont ni survivants ni témoins distanciés. Parole alors d’un mort qui se souvient de son enfance, de sa grand-mère, de la rencontre amoureuse qui l’a conduit sur ce café, sur le port. Michaël Ferrier aborde plus frontalement les effets de la catastrophe japonaise. Manière d’une prise de conscience, de retour à la tradition du haïku de regarder le monde d’en bas pour le voir, être attentif à ce qui se passe, trouver un autre mode de vie. On aimerait partager son optimisme. La catastrophe peut aussi être plus insidieuse, ce qui nous arrive est un lent effondrement, un appauvrissement généralisé dont Ersi Sotiropoulos donne une image fulgurante, même pas vraiment futuriste. D’une manière différente (mais peut-être est-ce là la façon de lutter contre la croyance en une catastrophe généralisée : ne pas céder à l’uniformisation du point de vue), Makenzy Orcel décrit la vie sous la dictature, tenter de ne rien en voir, survivre à son enfance, cacher le roman de son père, le retrouver publié quand on le croyait perdu. Après la catastrophe, reste nos paroles.
Un grand merci aux éditions Inculte pour l’envoi de ce roman.
Ce qui nous arrive (trad : Gilles Decorvet, Marianne Babut, 133 pages, 13 euros 90)
Très intéressant de confronter ces catastrophes, d’en chercher une origine commune. Bravo d’avoir si bien parlé de ce livre qu’il me devient nécessaire, et l’optimisme malgré tout me va bien. Bonne année 2023.
Alain « Bibliofeel »
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