
L’importance du lieu, et de son exil, dans la photographie, dans les parcours qu’elle peut non pas donner à voir, mais à imaginer. Mêlant récit autobiographique, réflexion sur ses propres exils, Disperser la nuit retrace le parcours de quelques uns des membres de l’énigmatique Surgün Photo Club, un club de photo d’une banlieue parisienne où se réunissaient ceux qui, dans la photo, tentaient de capturer la perte du lieu, la mémoire paradoxale apportée par ce médium. Aymeric Vergnon-d’Alançon ajour la part d’oubli de toute capture, les incertitudes aussi de nos destins ordinaires.
Parfois, la lecture apporte, comme malgré vous, des distinguos, des correctifs un peu absurdes, des notions dont on voudrait que s’empare, en vain, l’auteur. Ainsi, à la place des lieux au centre de ce récit, on aurait aimé entendre parler de territoire. Altération absurde, impuissante : un territoire agrégerait une population à son tissu socio-économique, pas seulement un oubli personnel, ma1is le lien paradoxal que chacun entretient avec l’illusion d’un ici. Si on a énoncé cette sémantique distinction, c’est sans doute pour en venir à cette question irrésolue : ne serait-il pas temps de s’extraire d’une esthétique de la perte, d’une géographie intime dont la principale figure serait la perte ? Est-ce possible, serait-ce réellement souhaitable de renier cette expression première de la nostalgie ? La réponse d’Aymeric Vergnon-d’Alançon serait de proposer plusieurs visages de cet exil, de miroiter ainsi le sien lui qui se sent, par héritage familial, assez confortablement, nulle part chez lui. Ne caricaturons pourtant pas son propos : il ne s’agit aucunement de se comparer. Plutôt de situer, pour ainsi dire, l’œil du photographe qui d’abord se cache, prend des photos avec un appareil caché dans un paquet de gâteaux pour comprendre à quel point les photos prises sont d’abord révélatrices de sa posture, son assise au monde.
J’ai compris que pour trouver sa place, un lieu qui puisse nous porter, mieux vaut l’emporter avec soi. Chacun porte en soi un temple détruit.
Marquons alors notre présence dans le cadre. Fantomale indécision. Nous nous refusons à nous prononcer sur le statut de réalité de ce qui nous est raconté. Il m’importe peu de savoir si le Surgün Photo Club a réellement existé, si ses membres sont des pures inventions de l’auteur ou si Aymeric Vergnon-d’Alançon en a reconstitué, patiemment, l’itinéraire avec la part d’imaginaire de toute biographie. Qu’importe pour moi. Il est d’ailleurs une part de mystère, d’inachèvement, de silence sacré, sur ce en quoi consisterait l’initiation de ses membres, sur la matière de différenciation d’un ordinaire club de photo. Lisons-y seulement la réunion d’être hantés par une image, sa poursuite peut-être par la photo de l’image manquante, celle décisive et qui, qui sait, aurait déjà été prise, rêvée, exprimerait notre devenir de nostalgie et de regrets. Le monde entier se retrouve dans ce sentiment d’exil. Une nuit, le narrateur dispose toutes les photos, les rares témoignages recueillis, tente de leur trouver une forme, de s’en débarrasser peut-être aussi. Par prudence, pour cette part de mystère que selon nous doit conserver la lecture, nous nous sommes gardés d’aller consulter le travail photographique qui, sur le site de l’auteur, accompagne cette mise au jour. Bien sûr, cette idée d’une quête transmédiatique nous sourit. On veut surtout y lire, à tort peut-être, une hantise sans cesse réactualisée. Manière aussi, il faut bien l’admettre, de ne cesser de parler de nous : nous travaillons en ce moment, enfin nous entourons par détour, sur notre difficile rapport à l’image, nos tentatives de la dédire, de nous y soustraire, d’interroger la valeur de vérité que si facilement elle prend, en apparence. Reprenons. Revenons alors à cette image soustraite en quoi consisterait l’initiation à ce Surgün Photo Club. Elle sera exposée au jour, irrémédiablement endommagée pour renvoyer à celle poursuivie par l’auteur. Ce sera cet exil dont Disperser la nuit nous fera le récit. Que l’on se rassure, rien n’y est aussi platement en commentaire.
Ce lieu est le sifflement d’un oiseau. Il est caché, on ne l’atteindra pas, il s’envolera bien vite ailleurs, mais son chant nous arrêtera ici, en cet instant. Le vrai lieu est un cri. Il ouvre le cœur à la possibilité d’un rêve et s’échappe aussitôt en silence.
Un lieu à soi, la possibilité d’un récit. Dans sa fragmentation, Disperser la nuit nous en donne de beaux exemples. Encore une fois par la reprise d’un travail préalable, la mise en fiction d’un poème. La photo comme perte, comme révélation surtout de trahison, comme mémoire qui se fait par la destruction. Il faut noter que la reconstitution permet une belle distanciation à ses personnages dont jamais l’auteur ne prétend percer le mystère. Celui d’emblée de Maryon Parque. On en a jamais fini avec les disparus argentins qui, décidément, hantent nos lectures. « Est-ce alors que les choses se brisent ? Ou furent-elles toujours déjà brisées, fêlées, irrémédiablement entachées ? » Tous nos actes décisifs révèlent des précédents, des choix qui jamais ne dépendent entièrement de soi. L’histoire de Maryon Parque révèle sans doute ceci : la photo montre peut-être seulement ce que l’on savait déjà, ce que l’on ne pouvait cependant pas admettre. Hiérophanie. On aime comment les autres récits sont ensuite moins explicites, ouvre un lien plus obsessif, latent, à l’image. Albert S Pavarius, exilé estonien rêve de proustiens noms de lieux, il quadrille le globe, s’y rend au hasard. Les plies du sens, les méandres de la mémoire. Tracer un chemin revient, sans doute, à parcourir celui que l’on prend pour le sien, à se confondre avec les fantômes que l’on poursuit. Par le récit de l’itinéraire de Sebastião Costa nous avons la part d’amour perdu qui hante nécessairement (?) nos lieux imaginaires, la part de culpabilité de nos désirs de substitution qui trouvent, dans un meurtrier fait-divers un exutoire. Expression, aussi, sans que cela jamais ne franchisse l’explicite de l’ombre de la paternité par cette science du paysage qu’exprime les cartes postales que reçoit Leonella. Dans cet exposé empathique des pouvoirs de la photo, Aymeric Vergnon-d’Alançon n’oublie jamais la matérialité de la banalité que peut capter une image. Une oscillation entre l’extraordinaire et la résignation ce que, en partie, exprimerait le destin d’Ibrahim. Au-delà de mes incertaines extrapolations sur le sens de ces récits, leur valeur tient à rendre compte d’un cheminement, toute une vie qui passe : le sens le plus caché de la beauté.
Merci à l’auteur, et aux éditions Art& Fiction, pour l’envoi de son livre.
Disperser la nuit, récits du Surgün Photo Club, 344 pages, 14 euros)