Des îles II Marie Cosnay

Raconter les disparitions, séparer les vivants et les morts, leur donner un nom, une sépulture, témoigner de leur passage. Le deuxième volume Des îles, îles des faisans 2021-2022, reprend les enquêtes, leur indéfectible soutien, leur mystère et autres infinis tracas administratif, dont Marie Cosnay, entre colère et espoir, rend compte. À la fois non-fiction documentaire, recueil de l’histoire oral et réflexion sur l’art de raconter, de porter, une histoire, Des îles II est surtout accablant témoignage des morts que l’on accepte au nom du repli sur nos frontières et autres fariboles identitaires qui, précisément, privent d’identités tous ceux qui ne peuvent que vouloir les traverser. Largement centré sur la frontière basque, toutes ces vies et morts un instant recueillies donnent une horrible (car réaliste) image de l’Europe, des ONG, du flottement administratif auxquels on réduit des vies humaines.

On est ravi de retrouver Marie Cosnay, ravi de le faire d’emblée pour le dispositif formel et typographique que sont chacun de ses livres. D’if à Épopée en passant par Comètes et Perdrix tous se trouvent, plus ou moins à son corps défendant, enrôlés dans l’enquête. Sur la page, cela donne des notes infra-marginales, des précisions sur qui sont les multiples personnages croisés au sein de cette enquête où la réalité soudain ne suffit plus. Dans ce Des îles II, deuxième volume (notons qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu le premier Des îles pour entendre celui-ci), l’autrice se trouve comme débordée par le commentaire, l’importance de relier ceci à une histoire plus globale, à la façon dont chaque histoire interroge notre capacité à la raconter. Ici, Marie Cosnay renvoie ce commentaire en note en vis-à-vis, en gras et en italique, pour en souligner l’importance. Pour parler, en critique, de ce livre, sans doute serait-il honteusement facile de citer et de commenter ses commentaires des plus explicites, des plus passionnants. Avant cela, il faut évoquer le corps de l’histoire, les témoignages patients et indignées recueillis par l’autrice qui joue le rôle d’intermédiaire. Assez lâchement, notre confort petit-bourgeois se montre ravi de déléguer cet accueil, que quelqu’un s’engage dans cette démarche si indispensable et tellement douloureuse. On n’en admire pas moins profondément Marie Cosnay, on se demande comment elle fait pour composer, un jour après l’autre, avec la tristesse qui submerge le lecteur, à distance, quand il entend l’histoire de ces noyés dans la Bidassoa, le fleuve qui matérialise l’inepte et meurtrière frontière entre France et Espagne, de ces hommes morts, assassinés qui sait, sur des rails de chemins de fer, l’histoire de ces jeunes filles séparées de leur mère, de tous ces regroupements familiaux devenus impossibles par des conceptions différentes de la famille. Des îles II veut en rendre compte le plus simplement possible. Et pourtant, toujours, « l’histoire passée, travaillée par des entrelacs de l’histoire présente, avec, chaque fois, des nouveaux protagonistes, ne cesse de se raconter, de se re-raconter. » Des histoires sans fin, avec, parfois, de fragiles résolutions.

Possibles disparus, unis dans l’invisible. À peine la phrase écrite, j’oublie l’apaisement.

Sans doute pour supporter l’horreur des situations décrites, peut-être aussi pour s’orienter dans cette suite d’hommes et de femmes que si facilement, à l’instar de l’autrice, on en vient hélas à confondre, Marie Cosnay montre comment, sans pathos ni misérabilisme, elle se trouve elle-même travailler par ce témoignage, comment son rôle de narratrice ne cesse d’informer et de déformer son indispensable témoignage. « Est-ce que je n’ai pas un gout prononcé pour les choses qui m’échappent ? » On ne saurait s’en plaindre, on ne peut affronter autrement les quiproquos, les apparents dédoublements, les identités fugitives, sans papier et donc sans dénomination fixe hormis celle, incertaine, d’une date de naissance. On pense alors au Capitaine Vertu de Lucie Taïeb ou comment l’oppression politique fait de nous des fantômes, de la mémoire de nos luttes d’ineffaçables hantises, des revenances plurielles qui obligent à témoigner. Chez Marie Cosnay cette revendication est irrémédiablement concrète, corporelle. « Vivre avec un mort inconnu qui nous appelle. » Porter une histoire, à égalité comme elle le dit avec une belle justesse, revient à nommer les morts, à savoir aussi que « nous, nous ne sommes personne pour dire la vie et la mort, pour dire qui est vivant et qui est mort, ce que nous disons n’a aucune valeur, et en effet : qui êtes-vous ? » Un homme survit à la traversée de la Méditerranée et meurt dans un fleuve, en apparence peu dangereux. La simple humanité devrait lui donner un nom, une sépulture. Nous en sommes-là, sans l’acharnement de quelques-uns, il serait égaré à son anonymat. C’est d’ailleurs l’aspect véritablement passionnant de ce livre : jamais il ne se laisse aller à la moindre certitude, n’apporte au moins des réponses pour les autres. « L’esprit logique ne vaut rien devant l’absence. » Ceux qui restent au pays ne peuvent accepter l’absence d’espoir, l’absence de nouvelle ne signifie pas toujours la mort. La tragédie quotidienne des naufrages tient aussi à cette incertitude. « Quand je refuse le mystère, il me poursuit. »

Les histoires se racontent par fragments, faufilages, reprises, différences et variations. Elles sont des simulacres. Une histoire se double elle-même, ou d’elle-même.

Ne donnons pas une fausse image de Des îles II ce qui peut paraître comme simple commentaire, une respiration au sein de ce témoignage où l’autrice s’implique, est qui met en forme le récit, le rattrape. Sans doute faut-il des coïncidences, des ébauches de sens, faufilages et simulacres, pour donner à entendre ses fragments, ses moments de vie totalement dépossédés par une incompréhensible puissance administrative. Encore une frontière floue, les migrations, le livre le montre admirablement, ne sont pas vraiment, pas entièrement ou unilatéralement, encadrées par des lois, davantage par des usages, des pratiques. Le règne des ONG qui, contrairement, aux États n’ont rien signé, sont difficiles à contrôler. Des papiers, sans cesse, sont exigés alors que leur conformité n’est qu’une vue de l’esprit, une bien vaine justification. On suit tous ces déboires avec une grande colère qui contredit comment on s’aveugle et on s’arrange de cette situation.


Un grand merci aux éditions de L’Ogre pour l’envoi de ce livre.

Des îles II, îles des faisans, 2021-2022 (248 pages, 21 euros)

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