Immobilité Brian Evenson

Vision d’outre-tombe de la survie, de ses dédoublements et autres manipulations, dans un outre-monde. Dans une grande proximité à L’antre, nous retrouvons ce monde dévasté où une humanité dépassée, inquiète sur les noms qu’elle pourrait se donner, sur la réalité dont elle pourrait se doter, tente malgré tout de survivre, interroge sur ce qui persiste en nous à construire une communauté. Toujours dans cette mémoire déréglée, altérée par la catastrophe, entre rêve et réalité manipulée, perception solitaire, Brian Evenson poursuit notre interrogation sur la mutation de la notion d’humanité, son désir destructeur de nommer et de posséder les choses. Immobilité place retour et répétition, raison d’être, comme une tenace spéculation sur les raisons de notre survie commune, destructrice.

Un peu trop absorbé par le rythme déraisonnable des parutions, nous avons peu l’occasion de lire un auteur à la suite, un roman presque immédiatement après l’autre, à interroger l’interstice entre deux œuvre, la part tacite où se reproduit, se régénère, une pensée. Notons cependant, que l’édition originale d’Immobilité date de 2012 et celle de L’antre de 2016. Pourtant, la concomitante publication en français accroît les ressemblances, jusqu’à en faire deux livres gémellaires comme le sont les résidus d’humanité qui apparaissent dans les romans de l’auteur, dans son univers où l’univers semble contaminer par une catastrophe (nucléaire ou écologique, cela n’est jamais précisé sans doute pour maintenir la possibilité qu’il s’agisse seulement d’un récit, d’une genèse de substitution), où certains semblent pouvoir survivre à l’extérieur tandis que d’autres sont confinés, rêvent de survie, en inventent les fragiles immobilités. Sans trop vouloir jouer les rapprochements, pour tenter de saisir la singularité d’Immobilité, soulignons quand même que le roman éclaire le jeu de dédoublement gémellaire de L’antre. Josef Horkaï, en apparence paralysé, est chargé d’une mission, revenir avec le matériau susceptible d’assurer la survie de l’humanité. Il sera porté par des mules, des variantes au nom, comme dans L’antre, quasi similaire. Comme si, pour survivre, l’humanité devait s’imiter elle-même, se confondre, avoir une indistincte identité, indicernable hormis une très légère différenciation de nomination, quasiment un trébuchement de la langue. Ici Qatik et Quanik répondent ainsi Oleg et Olaf, un peu plus différencié, un peu plus humain ou simplement un peu calque façonné par la machine. Nous pensons ici à La Zone du Dehors d’Alain Damasio où l’échelle sociale est inscrite dans votre nom. Même si Immobilité prend un peu plus le temps de se détailler, Brian Evenson jamais n’éclaire la construction sociale de ce qui est peut-être, pour ses détracteurs, une ruche. On reconnaît l’auteur au fait que tout ce qu’il décrit est peut-être une hallucination, un mensonge, un dialogue né d’un désir de croire, d’une mémoire parcellaire, lobotomisé, les songeries qui sait d’un être cryogénisé. Josef Horkaï (un drôle de nom, prénom et patronyme qui juste pour la sonorité, pour le monologue un rien maniaque m’a fait penser à Krasznahorkai) est déstocké. Difficile alors de ne pas y voir une manière de réplique du Horak de L’antre ou pour mieux dire un double négatif. Bien sûr, pas tout à fait à tort, dans de belles percées d’italiques, Horkaï ne parvient jamais à déterminer s’il en est réellement sorti. Rêve et mémoire sont similairement intangibles. Ce qui reste de l’humanité sera, qui sait, sa capacité à interroger la réalité de ses perceptions, à vouloir les partager pour s’en assurer, à les imposer aussi comme dernière forme de certitude.

Que suis, au juste ? se demanda-t-il.

Lancinante question qui ouvre sur une aventureuse inquiétude, une promenade moins uniquement cérébrale que dans L’antre. On pourrait, assez faussement, croire ce roman un rien moins pessimiste. Après la catastrophe, joliment appelé Kolaps, nom d’une réalité sans sens ni déterminant arrêté, des plantes reprennent, le monde pourrait un peu repartir. La citation de Jean-Luc Nancy offre d’ailleurs une très intéressante perspective de lecture : le mouvement vrai de la communauté s’interroge à partir, au-delà même, du dernier homme. Quel souvenir en conserver, la communauté se fonde-t-elle, comme le croit la communauté religieuse où échoue Horkaï, sur ce dont on se souvient ou au contraire sur ce que l’on veut, par utilitarisme oublier ? Allez savoir. L’humanité persiste en tout cas dans ses rencontres, dans la confrontation en miroir qui continue à interroger ce qu’elle prétend être. Nous n’éclairerons pas les déterminismes qui infléchissent la mémoire, son amnésie surtout, du héros. Dans un roman, plus problématiquement dans ce qui nous tient lieu d’existence, notre place tient-elle uniquement à notre mission, aux doutes sur son bien-fondée, aux oscillations de notre libre-arbitre ? Dans ce monde altéré, les réponses peut-être doivent-elles plus simples, plus aptes à proposer une survie. À l’instar de L’antre, nos répliques façonnées, allez savoir comment, incarnent peut-être l’essentiel, comprendre la réduction minimale de nos mobiles : les mules, ainsi sont appelées ceux censés accompagner Horkaï se meuvent seulement par leur raison d’être. Simpliste sans doute, mais voilà qui permettrait d’échapper au jugement : chacun dans une société, cette ruche, a une place, il importe peu de jauger la façon dont il se conduit, seulement s’il s’approche de sa raison d’être. Le roman est toujours polyphonique, Immobilité présente différente formes de survie, différentes formes d’organisations. Toutes possiblement cauchemardesques. Pour trouver une graine, la dérober, Horkaï arrive dans une sorte de communauté qui évoque curieusement les mormons. Elle prétend conserver la mémoire des hommes, préserve aussi la possibilité de replanter, de montrer qu’une survie dehors peu à peu semble possible. Brian Evenson joue alors sur le genre, son roman est aussi un récit d’aventure, une course contre la montre. Ceux qui portent Horkaï sont condamnés à une mortelle contamination. Comment rentrer avant de se demander pourquoi le faire ? Tous les héros sont en quête d’un talisman, un objet idéal dont bien sûr ils ignorent la vraie nature. Immobilité présente ensuite une autre forme de survie, plus solitaire, plus viable aussi dans son absence d’issu. La faute première de l’Homme serait-elle d’avoir donné un nom aux choses, d’avoir cru avoir alors une mainmise, un droit de propriété sur elle, d’avoir aussi devoir se penser en tant que singularité ? Les questions resteront peut-être ce qui reviendra, restera, de ce que nous sommes. Horakaï rencontre celui qui accepte de se faire nommer Rykte qui, dans une autre langue, voudrait dire « nom » mais aussi « gloire, rumeur, réputation ». Peut-on envisager une survie dans un anonymat utilitariste, sans passé ou presque. Sans trop en dire, notons cette survie qui serait la répétition de nos retours, une revenance pour à nouveau se faire manipuler, le héros jamais n’en aura fini de croire sauver le monde, d’oublier à quel point, la dernière fois, son échec fut au mieux tout relatif. Continuons à nous interroger, à inventer une autre forme d’à venir.


Un grand merci aux éditions Rivages Imaginaire pour l’envoi de ce roman.

Immobilité (trad : Jonathan Beillache, 270 pages, 22 euros)

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