
Procès collectif en sorcellerie, implacable mécanique où affleure la folie d’une époque. Par de jolis dispositifs narratifs et typographiques, Eduardo Sangarcía plonge le lecteur dans les prémisses des procès de Wurtzbourg, meurtres de masse au nom d’une religion hystérique, ayant fort bien compris les intérêts du temps. Dans une suite de consciences qui se heurtent, s’affrontent aussi dans des dialogues dont l’auteur restitue les sous-entendues, Anna Thalberg fait entendre la matérialité d’une époque, ses jeux de pouvoir et de domination, sa peur panique de l’hérésie, les horribles moyens dont elle extorquait des aveux, croyant ainsi trouver un bouc-émissaire dans cette héroïne qui admirablement jamais ne s’y résout.
On en viendrait à se demander si la sorcière n’est pas un train de devenir un motif littéraire, en passe presque de devenir une figure obligatoire, une marge idéale pour décrire une époque. Que l’on ne s’y trompe pas, je ne le déplore pas, m’inquiète seulement d’une possible répétition devenant, insensiblement, un sujet vendeur. Fort heureusement, Eduardo Sangarcía joue le décentrement : un écrivain mexicain qui écrit sur le sud de l’Allemagne à la fin du XVIe siècle se doit d’apporter un autre regard. Sans doute parce que le lien ne tient, ni historiquement ni littérairement, nous n’avons pu nous empêcher de penser au Terra Nostra de Carlos Fuentes. L’inconscient d’une époque marquée par la crainte d’une hérésie à laquelle elle finit par donner corps. Notons quand même ceci, la vraie crainte révélée par cette persécution n’est sans doute pas la sorcellerie, dont Anna Thalberg fait un portrait en creux, mais bel et bien les protestants où tout autre secte qui remettrait en cause l’hégémonie ecclésiastique. On aura une très belle description du tambour, un hérétique qui prêchait, horreur, l’égalité devant Dieu, le nécessaire partage des richesses.
la douleur et la peur de la douleur étaient les instruments qui avaient serré la vis au paysan pour qu’il ne recommencent pas à se rebeller contre l’évêché et pour nettoyer la région de toutes sortes d’indésirables (…) et la femme, surtout la femme qui est une ennemie, peine, mal, tentation, calamité et danger
Il ne s’agit pas ici de donner voix à un féminisme naissant, plutôt de restituer des voix, l’ensemble de celles des participants à cette tragique mascarade. Une histoire entendue : une jeune femme arrive, du dehors, avec son nouveau mari. Jeune, belle et, rendez-vous compte, rousse, elle ne tarde à exciter les convoitises, la dénonciation, par une femme, ne saurait tarder. Il convient alors de dire un mot sur la forme d’Anna Thalberg : par des retours à la ligne avec des alinéas différenciés, par un joli jeu de soustraction d’une ponctuation attendue, par un style sans doute bien rendu par la traduction de Catherine Millon, Eduardo Sangarcía donne à voir cette contamination des discours qu’est toujours une rumeur. Anna est une pauvre paysanne, on l’écrase aussi pour cela. On apprend aussi que le bûcher était rentable, à la charge de la famille de l’exécuté qui, sinon, voyait ses maigres bien passer dans le giron de l’église. Le roman fait alors entendre le fatras qu’est serait la démonologie. Gerda dénonce Anna, elle tente d’imiter les discours de ce qui sera son inquisiteur. Le catholicisme est l’invention de ses démons, sa création baroque de la tentation. Désirs et rancunes, une pensée magique pour la pauvreté des récoltes. L’espoir d’un sacrifice. Notons d’ailleurs le singulier dénouement de toute cette histoire. On pourrait alors penser à un curieux retournement : le divin qui se retrouve dans ceux que l’on dit l’avoir délaissé. Anna Thalberg donne une belle voix à ce père Frederich qui, par-delà ses doutes, le terminal athéisme de son frère, tentera de sauver Anna, aura un geste véritablement charitable. Et bien sûr, Anna qui, dans sa simplicité, résiste, jamais ne signe totalement ses aveux. Une belle idée alors de présenter son interrogatoire dans un tableau à deux colonnes où, face aux répliques de l’autre, en italique, nous avons les pensées de son interlocuteur. Tout dialogue fonctionne sur ce genre de non-dits. Sans discours ni commentaire, en se gardant bien de tout rapprochement avec aujourd’hui, Eduardo Sangarcía rend sensible ce procès, sa meurtrière absurdité.
Un grand merci aux éditions de la Peuplade pour l’envoi de ce roman.
Anna Thalberg (trad : Marianne Millon, 159 pages, 22$95, 18 euros)