Les heures abolies Lou Darsan

Blancheur nocturnale d’un temps en retrait, arctique et amoureux, au-delà de l’attente, dans l’écoute onirique du dehors, de la faune et de la flore, des tremblements du Moi, des réchauffements de l’autre. Dans une belle écriture, sonore et sensible, ostensible parfois aussi hélas, Lou Darsan enregistre les frémissements de cette solitude partagée, l’immobilité des souvenirs nomades, leur confusion face à un paysage où froid et nuit étendent leur insidieux empire. Les heures abolies est une belle spéculation sur l’isolement, la rêverie, mais interroge sur l’individualisme de cette solitude à deux, amoureuse.

Il est des soupçons qui entièrement parasitent une lecture. Il faut en rendre compte pour ne pas se limiter à une réaction instinctive, au fond strictement individualiste. Dans les toutes premières pages, comme si nous retrouvions le personnage de L’arrachée belle, plus assurée, plus installée, j’ai été perturbé par une impression de suffisance, de totale accointance à ce qui est vécu. Sans doute n’est-ce pas entièrement la réalité, mais, surtout au début, il est assez difficile de ne pas penser que Lou Darsan se place en surplomb. Pour caricaturer un rien sa posture, on pourrait la réduire ainsi : regardez, lecteur, à quel point j’ai une vie parfaite, toute d’errance et de liberté, de voyage et d’élégance, de dépouillement et de beauté. Hormis dans une jalousie mal venue, qui suis-je pour juger le mode de vie de quiconque ? Nous ne réduirons pas, bien sûr, l’autrice à sa narratrice, nous ne jaugerons pas les reconstructions et autres arrangements. Traçons seulement des rapprochements hasardeux, de vagues et vaines considérations sur l’époque. À l’instar de Shamane de Marc Graciano, Les heures abolies m’ont fait revenir à cette vieille question : la solitude est-elle impasse individualiste ? L’écart d’un épanouissement si joliment mis en mots par Lou Darsan ne serait-il pas le spectre d’une logique néo-libérale : par ma recherche égotiste du bonheur, par mon retrait dans un chalet le long d’un golfe scandinave, quelque main invisible n’en ferait-il pas ruisseler quelques gouttes pour ceux qui, au quotidien, se contentent de l’hiver citadin ? Vous l’aurez compris, rien n’est aussi outré dans ce récit. On y perçoit quand même, à mon sens, un envahissement du Je qui jamais ne se dissipe.

Je rêve d’une cellule monastique et de silence, un silence de violoncelle, un silence de pluie sur un toit, un silence de forêt et je rassemble mon esprit dans une sphère dense et inatteignable.

Et qui paye le bois et le chauffage lors de cette retraite ? Ne cédons pas à l’ironie facile. Ne nous y trompons pas : politiquement, il est important, aussi, de revendiquer, la possibilité de la joie, que la littérature continue à en proposer des havres, de momentanées zones à défendre. Hormis ce soupçon, il faut le souligner, Les heures abolies est un livre, c’est si rare, habité par la joie, qui restaure même la simple possibilité de la jouissance, qui parvient dans l’écriture à en faire écouter les échos. Une confusion indistincte des corps qui, dans le froid, s’amalgament. On pense alors, en moins replié à Petit traité de taxidermie. Lou Darsan décrit, avec un style flamboyant, les fantastiques envolées de ce temps qui un instant semble aboli, suspendu dans la ouate taiseuse de la neige, de la nuit qui tout dévore. « j’ai l’impression que l’hiver efface les souvenirs. Des îlots émergés demeurent, mais il manque des phrases, l’inflexion des voix, les coïncidences que je n’ai pas relevéds. » L’autrice se confie à une sorte d’opposition, une part de fiction, de confusion aussi. Le Nord devient hiver, immobilité, fait remonter les bribes de souvenirs du Sud, les odeurs et les visions de la route, l’appel de l’errance. Mais ceci aussi s’efface. Ce sera l’expérience la plus sensible, la plus finement car simplement, décrite : soudain ce qui va arriver n’a plus aucune importance, on ne se confie plus à l’imminence, on n’attend plus des signes. La saison est finie, ailleurs on peut repartir. Il nous faut évoquer brièvement, surtout n’en rien salir, l’essence de la joie éprouvé dans ce qui, soudain, ne se veut plus retraite : une solitude à deux : entente et abandon amoureux. Indéfectible soutien pour vaguer aux visions. L’enfermement, choisi et confortable, éveille l’imaginaire. De très belles scènes au seuil du fantastique. L’écriture de Lou Darsan fonctionne quand elle dessine l’ailleurs, ses espaces abolies. Des songes d’absorption, des replis utérins et la science des frôlements, la pudeur de l’évocation des corps amoureux. L’orgasme comme continuation de cette solitude partagée.


Merci à la contre-allée pour l’envoi de ce livre.

Les heures abolies (203 pages, 18 euros 50)

3 commentaires sur « Les heures abolies Lou Darsan »

  1. Le texte de ton article me replace dans l’ambiance et les thèmes de l’excellent film que j’ai vu hier après-midi : les banshees d’inisherin. Solitude, égoïsme ?, introspection, paysages désolés et magnifiques.

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