
L’altitude de l’absurde, les latitudes ouvertes par l’isolement, la garde d’une frontière sur le toit, tremblant, du monde. Les confins sont hantés par les apparitions, illusions d’optiques et sensations de déjà-vu, momies et magies, l’ombre de l’amour, l’invention de l’ailleurs. Roca pelada raconte donc la vie à un poste frontière comme oubliée dans les Andes, des militaires surveillent une frontière, la déplacent dès que l’occasion se présente, baptisent des météorites, regardent le paysage et les rêves insomnieux imposés par leur coupure du monde. Eduardo Fernando Varela décrit les glissements, pas seulement de terrain, de ce lieutenant Costa qui, pas seulement par désœuvrement, observe des signes, s’invente des aventures et invite ainsi le lecteur le peu d’importance des frontières données au réel.
Peut-être, pour lire en profondeur, ce roman faut-il invalider, s’écarter, de son modèle trop évident : Le désert des Tartares. Oublions Drogo, ne réduisons pas Roca Pelada à une figuration, par l’absurde, de l’attente. Un roman, c’est un décor, une attention à un territoire possible peut-être par sa part irrésolue d’imaginaire. On se moque, un peu, de savoir si ce poste frontière, possiblement entre Chili et Argentine, existe vraiment. Il importe seulement de dire qu’Eduardo Fernando Varela parvient à nous en donner à entendre tous les remuements, les illusions, toutes les façons dont s’acclimater de sa terrible hostilité, de son vide apparent qui, tant et tant, révèle le nôtre et les inquiétudes nées de ce dévoilement. On dirait alors Roca Pelada fantastique : à la déraison, aux possibles hallucinations qui tout aussi bien se nomment lucidité, l’auteur toujours propose une explication non pas rationnelle, mais liée à la matérialité du milieu où subsiste, comme en miroir, le détachement du lieutenant Costa et, comme en miroir, les carabouffons, les gardes de la Ronde des Confins. Si le roman est incarnation du décor, il se doit aussi d’être invention d’une toponymie. Non seulement de la proustienne mémoire par les noms de lieux, mais surtout déplacement du pouvoir sur l’espace que donnerait la dénomination. Absurde frontière, elles le sont toutes, quand elle sépare deux pays parlant la même langue. Peut-être attendons-nous (sans doute pour mieux ne pas la voir advenir) une distinction. Hélas, nous pensons tous mieux agir que notre voisin, nous voulons nous en distinguer, montrer la supériorité morale que, bien sûr, nous savons illusoire. Chaque Montagne a un nom différent, chaque météorite a un nom différent, on essaie de s’approprier une histoire, on n’en comprend ainsi pas les signes et survivances. On évite tout ce qui nous contraindrait à nous extraire de nos immuables cauchemars. On aime beaucoup les descriptions des différents stades du sommeil qui, à cette altitude, mal se différencie de la vie diurne : les rêves y sont des paliers dans lesquels on entre et s’extirpe dans une grande difficulté, comme on poursuit un flottement, sans Soi.
Alors, dans ce monde onirique, quasi baroque, tout à son double, son pendant, sa caricature comique. De l’autre côté de la frontière tout est dissemblable à force d’être similaire, tentant comme n’importe quelle vie vue du dehors. Costa sympathise, avec cette rudesse où s’exprime la tendresse et ses maladresses, avec Gaétan, son alter-ego de l’autre côté. On discute, on s’espionne ; on invente le sens qui nous échappe. Roca Pelada parvient, dans un très haut comique, à donner à entendre la nostalgie de l’intenable. L’immuable se rompt, rien n’est immobile, tout se perturbe. Une logique déraisonnable commence, Eduardo Fernando Varela parvient à nous faire comprendre que l’on s’y habitue, que l’escalade de l’absurde paraît évidente, quasiment inévitable. Féminin, bien sûr, élément perturbateur. Un joli jeu de manipulation comme manière de faire perdurer l’illusion. On retrouve presque, pour l’implacable, une logique de roman noir. Oscillation entre perte de repère et volonté d’assoir une autorité qui de tout part se confond avec les nuées. Un roman comique, on l’a dit. Surtout le récit d’un homme qui abdique, qui se dépouille de ses oripeaux (l’uniforme de Costa finit lacéré) d’autorité, qui accepte la duperie de vivre, là-bas comme ici. Soulignons seulement la manière dont l’auteur, par l’humour, parvient à laisser malgré tout une place à la magie. Sur l’altiplano, erre un vieil homme, chaman ou frappé de démence sénile. Un homme qui, comme tous les personnages de Roca Pelada, veut encore croire à ses illusions. Par cette question de la frontière, Valera, sans doute, interroge aussi une identité nationale, sa mauvaise conscience face à sa population autochtone, ses reliques conservées avec une belle part de duperie. On aime alors cette terminale image d’espoir : plutôt que de blanchir des cailloux à la chaux, pour marquer la frontière, les comiques et attachants tropicaux se mettent à l’arroser dans l’espoir d’une plante, d’un fleuve.
Un grand merci aux éditions Métaillié.
Roca Pelada (trad : François Gaudry, 347 pages, 22 euros 50)