Bambine Alice Ceresa

Dissection de la domination familiale, de sa reproduction du patriarcat, de son insidieuse constitution de jeunes filles. Une fois outrepassé l’aspect froidement analytique, quasi expérimental, de l’écriture d’Alice Ceresa on se laisse happer par les souvenirs, les non-dits, la manière dont ils diffèrent, se reconstituent et, avec cette cruauté que seule la famille permet, s’affrontent et se déchirent. Bambine, récit plein de suppositions, mire les incertitudes et les douloureuses ressemblances de chaque famille, en souligne admirablement les traumatismes en pointant le silence qui, hypocritement les recouvre. Un récit d’une précision que seule la cruauté, la tendresse aussi, permet.

Les éditions de la Baconnière aiment à nous faire découvrir des auteurs, des autrices surtout, un peu oubliés, des points de vue singuliers, souvent âpres, parfois un rien difficile à situer, passionnant pourtant à appréhender. Pensons ici à l’admirable Anita Pitoni ou à l’étrange Giovanni Orelli. Afin de nous permettre de découvrir Alice Ceresa, son court et dense récit, le livre s’accompagne d’un très riche, comme on dit, appareil critique. Une vie un rien à l’écart, en exil comme si la connaissance de soi, l’exactitude dans son expression, se payait d’une certaine clandestinité. Peut-être serait-il temps de faire l’économie de ce mythe encombrant. Notons seulement qu’Alice Ceresa fut une des seules auteurs suisse d’expression italienne à trouver une reconnaissance internationale, surtout critique si l’on a bien compris. Bambine se présente comme le deuxième volume d’une trilogie consacrée à la vie féminine. On lira d’ailleurs avec grand plaisir les autres volumes. Il faut bien admettre être un peu déroutée, d’emblée, par les très forts parti-pris esthétique de ce livre qui se présente d’abord comme analytique. Alice Ceresa se place (sans doute faudrait-il interroger l’ironie de sa prose comme manière de ne jamais se résoudre à dire seulement ce qu’elle dit) dans une structure préexistante — la famille traditionnelle — pour mieux en observer les rouages. On se sent d’abord un peu éloigné de ce type de dispositif, de sa froideur. Allez savoir pourquoi, j’ai souvent pensé au nouveau-roman, à sa dissidence italienne. Disons Italo Calvino pour montrer à quel point mon rapprochement ne fonctionne pas. Avec un peu de naïveté, j’ai tendance à penser le pater familias mort et enterré, ayant, ne soyons pas trop dupe, laissé place à d’autres formes de plus insidieuses dominations masculines. Le père n’est ici qu’une silhouette. Littéralement : en dehors de la part de caricature dont s’orne toute critique radicale, d’une manière passionnante, le récit s’intéresse à ce qu’il reste. La vie féminine que décrit l’autrice tient aussi à la constitution des modèles masculins. Ici il en reste des dessins, une lente dissociation. Le moment, voulons-nous croire, ou commun et singulier s’amalgament. La différence des genres, dans une confiance enfantine, se fait peut-être quand il se demande comment dessiner des cheveux.

Mais cela, on pouvait forcément déjà le supposer au départ, puisqu’il est vraiment difficile de croire qu’un moment si délicat dans la vie de quelqu’un puisse se révéler effectivement et honnêtement à jamais perdu.

Tout à mon obsession du moment, je pourrais dire que la valeur de Bambine est son évocation concrète. Pourtant dans ce texte de réserves et de modalisateurs, de conditionnelle, le plus concret reste l’incertitude des souvenirs, les façons dont admirablement Alice Ceresa veut les voir échapper au roman familial, à cette version acceptable, ressassé de notre passé, aux rôles dans lesquels honteusement, il nous enferme. Hors de la stricte éducation très genrée reçue par ses petites filles, ce qui remue dans ce roman est sa discrète évocation des blessures, son expression de culpabilité et de douleur, de révolte réprimée. Au fond, nos souvenirs sont marqués par l’indistinction. La mort du frère donne lieu à une belle évocation, une reconstitution possiblement trop parfaite. Jamais on ne saura si c’est la culpabilité qui a fait que les sœurs en écrivent une meurtrière, au mieux accidentelle, version, où s’il s’agit d’une projection mentale. La structure du texte (esquisser la permanente confusion, dans un récit familial entre la structure répétitive et le singulier qui se croit inédit) permet alors une parfaite description de l’adolescence, de ses souffrances sans unilatérales explications. La cadette (souvent ainsi se structurent les familles) se révoltera, connaîtra quelques troubles alimentaires, une moins grande acceptation de son statut de femme, de reproductrice. Mais, de ces choses là, on ne parle pas. Est-ce la peine de souligner qu’il s’agit du liant immuable de la famille ? Des versions du passé qui s’affrontent, un lien sororale qui se fait dans l’animosité, dans un obscur désir de revanche. Bambine décrit l’ensemble dans une suite de courtes séquences elliptiques, incarnées cependant. Un de ces petits livres curieux qui reste en mémoire.


Un grand merci aux éditions de la Baconnière pour l’envoi de ce roman.

Bambine (trad : Adrien Pasquali, Renato Weber, 151 pages, 18 euros)

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