Les vivants et les autres José Eduardo Agualusa

Les limites, insulaires et apocalyptiques, de la fiction, les romanesques spéculations sur le réel, sur la manière dont chaque histoire reconstruit le monde. Les vivants et les autres interroge alors, avec finesse et humour, notre rapport au temps, à la mort en nous plongeant sur le rapport que chaque écrivain entretient avec son œuvre, ses personnages, l’identité qu’ainsi il se dessine. Dans cette histoire d’un colloque d’écrivains, soudain coupés du monde sur l’île Mozambique, José Eduarado Agualusa revient sur ses obsessions, sur le double fond de fiction que contiennent nos vies, par un récit malin sur ce qu’est la création littéraire.

On avait énormément aimé La société des rêveurs volontaires, on retrouve dans ce nouveau roman de José Eduardo Agualusa les mêmes motifs, de similaires obsessions : comment nos fantasmes, nos rêves ou nos fictions en viennent à influer sur notre vie, comment, par instants, les frontières entre le réel et la fiction s’estompent, comment écouter ce qui nous revient ? On pourrait penser que Les vivants et les autres s’empare d’une convention, voire s’essaye à un genre littéraire assez particulier, jamais entièrement convaincant à notre sens : la convention d’auteur, le séminaire international d’une littérature mondialisée. Dit ainsi, on pourrait redouter l’ironie facile, la moquerie aisée pour ce que l’auteur, qui sait, ne connaît que trop. Fort heureusement, rien ne se déroule comme prévu. Comme dans tout bon roman, les autres s’invitent. Une très belle interrogation est alors conduite sur notre part commune d’altérité. Même si c’est une belle platitude, il convient de le rappeler : l’ironie fait mouche quand elle dit autre chose que ce qu’elle pense, commet ainsi un pas de côté loin d’exclure la tendresse, une caricature qui reste malgré tout parlante. En creux, à la marge allions-nous dire pour dire le sentiment d’insularité dont s’empare ce roman, José Eduardo Agualusa met en scène les différentes réponses à ce que serait, à ce que pourrait être, d’être un écrivain africain. Tout le roman joue alors de cette distanciation : est-ce sérieux, est-ce réel, et si ce ne l’est pas, n’est-ce pas plus sensible encore. Donnons un exemple pour moins mal nous faire comprendre. Difficile ainsi de ne pas souscrire à cette formule : « Là où il y a un palmier, je suis de là ! Je suis de la mer et des forêts et des savanes. Je viens d’un monde qui n’est pas encore arrivé : sans dieux, sans rois, sans frontières et sans armées. » À l’évidence. Mais cette phrase est prononcée par Ofélia, une poéte.S dont la source de revenus essentielle est ce genre de slogan pour Instagram ou pour T-Shirt. Quelque chose d’habile pourtant dans cette histoire d’autrices et écrivains réunis pour discuter. Les conversations n’ont pas vraiment lieu, il en reste de polyphoniques conversations : la possibilité d’une réalité plurielle que nous pouvons nommer fiction. Sans doute est-ce d’ailleurs là que l’ironie se révèle indispensable. On le croit profondément, l’écrivain est sans identité. Obstinément il tente de se défaire de celles qu’on lui attribue, il déjoue les déterminismes, prétend s’en extraire, conserve la possibilité d’une vie autre. Peut-être n’est-ce là qu’une illusion. « Parfois j’ai peur de ne pas être réel. »Un fantasme de plus dont la réalisation serait cauchemardesque. Peut-être est-ce d’ailleurs une des définitions de ce que l’on prend pour notre réalité : une définition de ce que serait le paradis dans lequel, durablement, nul ne saurait vivre, nul ne concevrait des désirs d’échappatoire. Quand trop d’imaginaires se rencontre la réalité, peut-être, ne suffit plus.

Il n’y a que ce que nous ne connaissons pas qui vaille la peine d’être écrit, ce qui nous terrifie. J’écrivais sur les rêves, sur la mort, sur le temps.

Programme ironique de celui que l’on pourrait prendre pour le double le moins incertain de l’auteur. Daniel Benchimol organise ce festival, sa femme est enceinte. Quand la réalité autour de lui s’estompe, l’île est coupée de téléphone et d’internet, son pont devient inaccessible, quand les personnages des romans de ses invités s’invitent, il se met à écrire. La fin d’un monde est toujours l’invention d’un autre. « La réalité est là, c’est ce qui arrive à la fiction quand nous croyons en elle. » Et José Eduardo Agualusa y croit. Il parvient à inventer des romanciers, à les doter d’œuvre, d’un domaine imaginaire suffisamment cohérent pour que l’on parvienne à croire qu’il en vienne à parasiter la réalité. On aime l’idée de cette autrice hantée par son personnage de la femme-blatte, une blatte qui se réveille métamorphoser en femme. Kafka comme une fausse piste. La reconnaissance autobiographique comme une interprétation parmi d’autres. Un compagnonnage avec sa propre création, une incapacité à passer à autre chose comme ce romancier qui sans cesse écrit le même roman, change seulement le point de vue de ses personnages, trouve une vraie reconnaissance en France. Un moins que ce ne soit qu’un momentané brouillage quantique. Les romanciers, qui sait, ne peuvent plus s’appuyer sur un temps linéaire, ils doivent affronter sa conceptuelle circularité. Dans cette île soudain coupée du monde, les hypothèses les plus folles circulent. Une bombe atomique israélienne et nous voilà dans une réalité quantique : les personnages romanesques ne reviennent pas, ils co-existent dans une réalité ou l’on peut être et ne pas être, simultanément. Autre nom, autre réalité, donnés aux fantômes inventés pour résister à la mort. Une affirmation de vie in fine. Dans un récit, des enfants traversent le pont, creusent, peu à peu excavent la terre qu’il reste. Jamais le roman ne fait autre chose. Ainsi, avec une ironie que l’on peut trouver un peu trop explicite (grinçante pourtant quand Daniel est présenté comme un journaliste qui écrit des romans), un écrivain mythique vient porter à Daniel son ultime manuscrit, celui qui raconterait la vie de Daniel Benchimol, double presque trop évident de l’auteur. Les revenants, les autres qui nous hantent, est dans Les vivants et les autres des visions de notre futur, des préservations de notre à venir. On aime que le roman soit invention d’une réalité autre.


Un grand merci aux éditions Métailié.

Les vivants et les autres (trad : Danielle Schramm, 217 pages, 21 euros 50)

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