
Les vies de Catherine avant son accession au rang de tsarine, au moment de mourir elle se souvient de ce qu’elle a perdu, de ses amours, de ses manières de survivre, de se faire aimer, d’assister à la violence guerrière des hommes, à celle de Pierre le grand, à son ivrognerie, son épilepsie, sa brutalité qui s’entremêle d’un désir de progrès. Dans une ample fresque historique, dans la reconstitution d’une atmosphère violente, sa survie à tout prix, dans une attention particulière prêtée à la langue, aux identités, à la construction du roman national (plus lituanien que russe), Kristina Sabaliauskaité retrace l’itinéraire d’une femme qui tente de traverser ses souffrances. Le premier volume de L’impératrice de Pierre entraîne le lecteur dans cette époque de tourment, dans l’accession de la Russie au rang de puissance mondiale partagée entre Orient et Occident.
Nous sommes loin d’être inconditionnels du roman historique. Ses reconstitutions historiques, souvent trop visibles de vouloir être soignées, vérifiées, nous barbent, paraissent pour le moins artificielles. Sans doute aussi pour une question, toujours primordiale dans un roman, de langue. Pratiquement impossible, nous semble-t-il de restituer les langues parlées au début du XVIIIe, de le faire d’une manière intelligible tout en faisant entendre la façon de penser induite par l’emploi de telle ou telle langage ou registre de langue. Le récit retrace les souvenirs de Catherine à l’agonie, sous laudanum elle est étonnamment cohérente, replace ses souvenirs dans l’ordre. Notons d’ailleurs la possibilité que la linéarité est peut-être une convention littéraire. Désordre et décousu, aléatoire et association d’idées sont, qui sait, révélateur, de notre moment historique, de sa fragmentation interprétative. Dans son roman, l’autrice parvient à s’approprier une langue, celle de l’exil toujours. Marielle Vitureau la traductrice a fait le pari, réussi, de ne pas traduire les nombreuses locutions russes qui émaillent le propos. L’histoire de l’héroïne est de s’approprier une langue, en comprendre les sous-entendus, devenir ce qu’elle ne sera jamais tout à fait. L’identité, une suite de perte, de transitoires et peu palliatifs masques. Kristina Sabaliauskaité compose avec une personnalité diaboliquement romanesque, quasi un archétype de conte de fées. Avec force, elle tente de se défaire de ses figurations attendues.
Je me noie dans le sang et la merde, mais je suis illuminée d’or. Une parfaite allégorie du pouvoir impérial…
On l’a dit, la forme du roman reste classique, d’une très grande efficacité. Une lecture fort plaisante, il faut le souligner. Une histoire de fatalité : chaque chapitre se concentre sur une heure d’agonie, sur le récit rétrospectif et linéaire donc de ce qui a conduit la narratrice où elle est. On comprend alors que le roman historique est avant tout le révélateur d’une époque, d’un état. Avouons ne pas y connaître grand-chose, ne pas véritablement comprendre cette époque complexe, autour de 1700, des guerres entre Suédois et Russes, des liens complexes qu’entretient la Lituanie avec son puissant et sauvage voisin. Difficile de ne pas, cependant, y voir un calque possible à la farouche nécessité d’émancipation de ce que l’on nomme, d’ici, de loin, les états baltes. Une façon d’écrire une contre-histoire. On peut s’interroger sur certaines outrances, oppositions manichéenne. Là encore, il s’agit d’une question de nom. « Suis-je encore Marta Helena Skowrońska ? » est la question qui hante la narratrice. L’identité est une figure perdue, une reconstitution qui n’échappe ni à la nostalgie ni aux exagérations. Un destin exceptionnel, tragique. Un sombre conte de fées. Celle qui deviendra Catherine sera recueilli par sa tante, faite domestique, marié à un soldat trompettiste vite disparu dans les horreurs de la guerre tandis qu’elle en subira les ultimes outrages. Récit d’une survie miraculeuse, due plus à ses charmes qu’au hasard ou un quelconque dieu miséricordieux. On laissera aux lecteurs la joie de découvrir les multiples aléas de ce parcours. Après avoir été reconnue, désignée sous le nom, pas entièrement faux de portomoïka, une prostituée, Catherine revient dans son pays, en attendant la reconnaissance. On peut alors se demander si Kristina Sabaliauskaité ne sombre pas à son tour dans le roman national. Les Lituaniens incarneraient le progrès, la distinction, l’élégance et l’éducation, les Russes seraient de frustres alcooliques, fainéants et violents. On pense presque à Pamuk pour cette constante opposition entre Orient et Occident, pour son interrogation sous-jacente du progrès dont il est censé être porteur.
Prendre Catherine comme personnage, essentiellement avant qu’elle ne le devienne dans ce livre premier, permet de se mettre en marge, un peu à l’écart. On ne saurait sombrer dans l’hagiographie russe. L’autrice dessine un portrait assez fou de Pierre dit le grand. Un alcoolique, hanté par la virilité — le seul remède : la vodka —, épileptique, violent, parfois désarmant de sincérité quand on peut tout aussi bien le dire mal dégrossi. Un monarque qui se veut capitaine, heureux dans sa petite maison perdu dans les marécages de Saint-Pétersbourg qu’il veut édifier. Les tsars et leurs dingueries. Sans fascination mais, on le devine, avec une certaine exactitude. L’impératrice de Pierre se révèle alors instructif sur son époque d’écriture par sa constante attention à la condition féminine. Une attention aux souffrances, abnégation, soumission à des lois absurdes (Pierre tentera d’invalider la loi faisant qu’un père fouette sa fille à son mariage avant de le transmettre au futur mari qui reconduira la maltraitance), à l’emprise de l’orthodoxie qui fait de ses sujets des esclaves de Dieu… On sent que le prochain tome mettra en lumière les dérives et impasses de ce désir non pas de réformisme, mais un début de progrès, une ouverture à ses Lumières qui ne tarderont pas à agiter le siècle.
Un grand merci aux éditions de la Table Ronde pour l’envoi de ce roman.
L’impératrice de Pierre, livre 1 (trad: Marielle Vitureau, 376 pages, 24 euros)
assez tentée malgré vos réticences, la vision proposée est intéressante. merci et bonne fin de semaine
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