La traversée d’un lac Thierry Decottignies

La traversée d’un lac comme on plonge dans les récurrences d’un rêve, sa contamination entre souvenirs et activités oniriques, entre peinture et réalité, entre les films vus et ceux dont on rêve. Dans ce nouveau roman, Thierry Decottignies nous fait toucher l’angoisse d’un quotidien apparemment amorphe, la sourde panique de nos vies dans un monde qui, pas seulement imaginairement, s’effondre. À l’extrême limite de la perception, toujours dans une contondante urgence, dans cette incarnation visuelle qu’ont les cauchemars, La traversée d’un lac aspire le lecteur dans la blancheur de sa terreur, dans la patiente élaboration de son délitement de sens, ses images qui reviennent, les peurs qui hantent un narrateur repoussant sans cesse le seuil de la lucidité. Une errance inquiète dans ce peu de réalité qui nous déchire.

Les romans de Thierry Decottignies continuent à nous interroger, fort heureusement nous ne parvenons à les réduire à leur ambition, à les résumer à leur intrigue. Après le cauchemar concentrationnaire, révélateur de notre monde qui tenterait de jouir du spectacle de son agonie de La fiction ouest, après la sensation d’un univers au seuil, sonore avant tout, de l’embrasement dans Fratrie, l’auteur entraîne le lecteur dans son univers onirique, dans sa minimalité, dans la beauté de sa prose aussi qui, limpide, jamais n’oublie l’euphonie, l’équilibre rythmique. D’une manière un rien hâtive, on pourrait le dire ainsi : La traversée d’un lac donne l’impression d’emprunter le rêve d’un autre, de se laisser prendre aux redondances que l’on peut deviner, d’écouter tous les pièges posés afin d’éviter les interprétations. Alors, bien sûr, on n’évite jamais tout à fait l’égarement, l’excès aussi de situation tout de décalage.

L’effraction ne se fait pas que dans un sens.

L’idée était peut-être de dire le seuil de réalité auquel touche le désœuvrement juvénile, la vie sans horizon. D’emblée une sorte d’absence de repère, l’épreuve d’une perte de sens que serait, toujours, notre quotidien. « Il y a des êtres qui sont tellement enfoncés dans les ténèbres que tout leur paraît trouble au grand jour, disait l’auteur. » L’été, un lac, une catastrophe, une éclipse autant de conscience que lunaire, des souvenirs de noyades, de gens qui disparaissent. On n’en parle plus, on ne parvient à s’en attendrir. Des hantises qui tournent à vide. On picole dans ce non-lieu mondialisé jusqu’à ce que la réalité, elle-même comme le narrateur, se mette à boiter. Le personnage se fait mordre par un chien, comme si ainsi il allait, le chien, saisir sa souffrance, mordre ses angoisses. L’incarnation de la disparition alors peut commencer à se déliter, à changer de visage, à se dire autrement. Au (prénom minimalisé, comment ne pas songer au Aurora de Leiris) ou le souvenir. Au passage, peut-être est-ce seulement cela, le rêve. Le désir de passer à autre chose, de trouver une autre scène, de s’enfuir pour mieux voir venir les angoisses qui nous constituent. Allez savoir. Il faudrait parler autrement de La traversée du lac, ne pas en restituer l’histoire, les explications faciles que l’on peut en tirer. Notons que l’auteur parvient admirablement à faire correspondre des images, à en faire d’oniriques échos, des motifs qui reviennent non pas sur le tapis mais dans ce que l’on a planqué dessous. Des chiens et des chasses, comme si tout récit, de rêve ou non, s’animait du délire de persécution. Des présences hébétées qui ne sont plus là, trouvent un autre visage. L’ombre qui sait de la famille. Des abeilles et des mannequins, la prescience en creux d’une manière, contemporaine obsession, de catastrophe écologique.

et soudain les milles couteaux de la cohésion renouvelée de mon être dans la lumière et le bruit du jour.

Aucune escalade dans l’absurde chez Thierry Decottignies, pas une once de gratuité non plus. Noyade dans les différents visages de la perte. La terrible lucidité de cette folie qu’on enferme. Tout récit se base, implicitement, sur un désir de salvation, pour ne point dire de salut. Le rêve ou le fantasme du soin, la perpétuelle volition d’y échapper. Inutile peut-être d’insister sur la présence parentale, sur le soutien qu’ils ne savent apporter. Passage initiatique : le narrateur et personnage est chassé de chez lui, ne cesserait alors, dans une interprétation un peu courte mais fonctionnelle, de retrouver un refuge. Il le trouve d’abord pour ainsi dire dans un hôpital psychiatrique. Sans doute dirions-nous un peu moins mal ce havre en le disant espoir des images, de leurs revenances, ainsi suscitées. Le rêve n’est peut-être qu’itération des images vues dans notre vie diurne, perçues au passage par nos consciences diffuse. Peut-être comme une fausse, piste, une interprétation plaquée, le narrateur se balade, passe de stase en stase, avec la biographie d’un peintre. Notons, pour ne pas en tirer argument, que la peinture de couverture crée un jeu très intéressant de rémanences oniriques. Le rêve ou la chance de passer à autre chose, de substituer une interprétation à une autre. Nos imaginaires désormais sont contaminés, ils dessinent d’improbables décompensations filmiques. Dans cette sorte d’hôpital, après la perte, dans ce qui serait une sorte de deuil, tous les jours le personnage voit, ou projette, le même film. Folie onirique d’une radicale dépersonnalisation. « Je ne savais pas si c’était de moi que la voix parlait, ou d’un autre, ou d’un objet dans la pièce. Mais je me dis : quelle différence ? » Le rêve, l’épreuve de la ressemblance imparfaite avec nous-mêmes quand la maladie mentale dont, peut-être, est frappé le héros en serait désagréable dissemblance. Là encore, est-il utile de le préciser, l’auteur parvient à incarner cette rêverie, cette poursuite d’un personnage entouré de chiens, d’une bande d’adolescents vengeurs. La grande réussite de La traversée d’un lac est que l’on ne peut jamais tout à fait considérer le récit comme l’exploration de l’inconscient de son personnage. Rien n’est aussi clair, les seuils s’effondrent, on partage des visions. Au fond, comme pour en rêve, on pense à des interprétations afin de comprendre, à mesure que le rêve se dissipe, ce qu’elles ont de communs, de réducteurs. Dans une structure un peu trop traditionnelle du récit, ensuite le personnage se met à enterrer des caisses avec des mannequins. Peut-on vraiment croire que l’activité onirique se réduirait à enterrer nos fantômes ? Peut-être, mais on se laisse alors parasiter par d’autres images, d’autres visions. Des motifs dans ce roman qui échappent. Le personnage trimballe une racine en forme de main. Nos inquiétudes sont inépuisables, elles forment des images, inventent aussi leur dissipation. Continuons à traverser, pour mieux ne pas nous y noyer, tout en continuant à jamais n’y avoir tout à fait pied, cet inconscient collectif que bien sûr pourrait représenter le lac.


Un grand merci au Tripode pour l’envoi de ce livre.

La traversée d’un lac (158 pages, 15 euros)

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