Ces gens-là Chico Buarque

Les dédoublements délirants de la fiction. À travers les affres drôlatiques de la création, dans ses arrangements éditoriaux, corrections et coups, l’invention d’une extériorité toute politique, d’un point de vue très politique, et ironique, sur le règne de Jair Bolsonaro. Chico Buarque, derrière un roman épistolaire qui peu à peu perd pied, laisse libre cours à la fantaisie, à l’effacement des frontières entre imaginaire et réalité jusqu’à l’enfermement. Avec cette discrétion de l’humour véritablement âpre, Ces gens-là fait le portrait d’un homme pour laisser deviner un pays, un instant historique dans lequel sans doute, hélas, nous devons nous reconnaître.

On aime les romans qui nous déstabilise, ne sont surtout pas ce qu’il, jusqu’à la fin, paraissent être. Avouons avoir craint le pire : le récit nous embarque d’abord dans une manière de correspondance entre Manuel Duarte et son éditeur, sa femme. On craint que la paronomase (Duarte/Buarque), peut-être d’ailleurs audible seulement en traduction, soit excuse à une auto-fiction lue et relue. On n’en peut plus des écrivains qui romancent leur vie. Ou alors il faut que ce soit, comme ici, avec superbe, acidité, pluralité. On pense, dans un tout autre contexte et avec une phase plus grande avec son moment historique, aux romans de Philip Roth. Si on le souhaite, on peut voir l’enterrement de la figure du romancier hanté par sa sexualité, pour ne pas dire sa soumission au machisme. Tout est un peu plus compliqué avec Chico Buarque et son utilisation très fine de l’ironie. On va donner, semble-t-il nous suggérer, ce que l’auteur attend : du sexe et de la séduction, des rencontres torrides, voire une sorte de réconciliation avec son propre passé dont le narrateur (même cette question, délicatement n’a rien d’évident) croit revivre des bribes. À moins que, pathétique perdant, il ne s’imagine tout ceci. Reprenons tout ceci sans trop en dévoiler. Duarte doit remettre son dernier roman, il ne parvient à trouver l’inspiration, il est poursuivi par les huissiers. Schéma assez classique. Notons quand même que l’auteur parvient à y installer cette subtile tension d’un ratage d’emblée évident qui est la marque de fabrique des bons romans noirs. Une sorte de fatalité qui, jamais, n’oublie de se moquer d’elle-même. Surtout quand la perte de soi peut paraître avant tout imaginaire. Imaginons à notre tour que ce soit une façon de doucement se moquer (sans tout à fait en renier l’espoir) que la fiction opère une illusoire compensation du vécu. Ou plus intéressant, puisse nous en offrir une autre traduction. Insensiblement, le fil de la narration déroute très légèrement. Nous avons les lettres assez drôles de l’ex-femme de Duarte à l’auteur qu’elle traduit. Ce dernier apprécie fort peu les corrections, les désagréables remarques sur les incohérences. On comprend que cette traductrice, très à cheval sur la langue, a fait de même avec les romans de Duarte. C’est sans doute le message le plus intéressant, le plus politique, de Ces gens-là : un roman a une pluralité d’auteurs, une paternité toujours plurielle. Pas très utile de souligner que, en tant que musicien, Chico Buarque, doit éminemment le savoir. Amusante excursion alors dans les coulisses d’un livre. Là encore surtout par la façon dont l’auteur s’empare de cette figure attendue pour en faire un motif inconscient. On ne saura jamais exactement si les rêves de succès, d’une avance miraculeuse, ne sont pas qu’un fantasme d’un homme désespéré. On aime comment Buarque suggère que Duarte retisse son roman, peut-être seulement inconsciemment, sur les motifs qui ont fait son succès. Son premier roman passablement amendé par sa femme, parlait d’un eunuque. Ces gens-là entrecoupe son récit d’une histoire d’eunuque. Fort heureusement, jamais le rapprochement se fait explicite.

N’importe quel correcteur peut corriger tes erreurs, mais seule ton amie est capable de couper tes excès, de compléter tes pensées, ou même ajouter des paragraphes entiers que tu as peut-être imaginés.

Chico Buarque, à mon sens, s’empare et s’amuse d’un autre passage obligé du roman de l’écrivain. Pour trouver l’inspiration, il faudrait une autre source d’inspiration. Ah, l’usure de l’auteur et ses muses. Et pourtant, sans extériorité, sans déambulation, dans la vie, on comprend qu’il n’existe aucune possibilité de roman. Beau portait, cassant sans insistance, de Rosane, la seconde femme de Duarte. On pourrait craindre que ce roman se fasse unilatéralement politique, se transmue hélas en roman à thèse. On continue à croire l’humour grande puissance de critique sociale, on veut espérer dans la finesse de l’ironie. Des remarques comme des chutes : maintenant j’ai le droit de posséder quatre armes soudain faussement s’extasie Duarte. Mais Buarque est plus malin, on le redit Ces gens-là déjoue les attentes du lecteur. Sans trop en dire, on comprend que le roman est, qui sait, l’œuvre ultime de Duarte. Comme il cache mal son cynisme, son besoin urgent de sortir d’une situation dans laquelle il s’est lui-même fourré, peut-être nous donne-t-il ce que nous avons envie de lire. Double détente de l’ironie. Pensons seulement à une scène, celle où le narrateur s’essaie à la déploration de l’époque, des plages pleines de pédés et de voleurs, pire de Noires. Vivement que l’on y mette de l’ordre, feint-il de s’exclamer. Le fascisme, c’est peut-être cela : un passif assentiment. Sans doute n’a-t-on pas besoin de pousser la démonstration. On aime comment, jusqu’au dernier instant, Duarte rêve d’une autre traduction, d’un autre visage dans lequel espérer. Sans la dévoiler, évoquons le désespoir de la fin qui se permet de ne jamais trancher entre projection et réalité. L’ultime vision de l’auteur resterait-elle une vision d’outre-tombe ?


Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.

Ces gens-là (trad : Mathieu Dosse, 166 pages, 20 euros)

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