Manhattan Transfert John Dos Passos

Solitudes new-yorkaises qui s’entrechoquent, se croisent et se déchirent, se reflètent dans les mirages du succès, l’âpre survie au jour le jour. Roman lyrique de la modernité, de son désenchantement, Pour restituer ses errances, cette policée indifférence à autrui, cette mécanique tant intime que collective, John Dos Passos suit une multitude de silhouettes, de destins douloureux aux traitements souvent abrupt, vertigineux dans la nouveauté d’un traitement expérimental. Manhattan Transfer admirablement, un rien froidement parfois, restitue la saveur d’une époque dans sa course à l’effondrement, dans son arrière-texte biblique, mais aussi dans son espoir communiste.

Plutôt que de parler de la nouvelle traduction de Manhattan Transfert par Philippe Jaworski dont je n’ai rien perçu, plutôt bon signe, il faudrait évoquer les livres qui exercent une sorte de fascination pour leur construction, pour leur manière de prendre date dans l’histoire littéraire mondiale, sans pour autant que leur lecture ne vous emporte. Au fond, la réussite d’un livre tient aussi à son échec. John Dos Passos fait ressentir l’urgence de dire l’urgence de son époque, son emportement, sa folie de se construire un destin individuel, de réussir. New-York de, disons puisqu’aucune date n’est donnée, des années 1900 aux années 1920. La célébration lyrique de la ville de tous les possibles. Serait-ce faire un trop grand crédit à l’auteur que de dire que son œuvre s’inscrit dans la droite ligne de Whitman. La célébration de ce qui est, l’exaltation d’une certaine puissance vitale, populaire en tout cas. Un roman dont le personnage serait une ville, un endroit de cette ville. Une description de l’ensemble des classes sociales qui s’y heurtent. Avec un vrai génie de l’écriture brève, de la silhouette croquée en quelques phrases, John Dos Passos y réussit admirablement. On a les odeurs, la senteur des rêves, la fragrance des aspirations brisées, celle pire encore de la réussite. De très belles notations d’enfance quand le romancier s’attarde sur Jimmy Herf et Ellen. Une certaine objectivité aussi qui laisse à l’extérieur. Beaucoup de personnages sans que l’on puisse vraiment dire trop, l’impression alors d’avoir compris le dispositif et, parfois, d’un œil distrait se contenter d’en contempler les rouages, l’impeccable mise en œuvre. Pour le dire un peu superficiellement, on peine à s’attacher. Parfois, il faut bien le dire, l’évocation se fait elliptique. Un personnage meurt au détour d’une ligne. On passe à autre chose, insensible la ville continue son avancée dévoratrice.

Si seulement je pouvais encore croire aux mots.

À revenir, les personnages gagnent en profondeur. Ils n’incarnent ni dénonciations ni idées ; ils tentent d’exister. Un laconisme pour se soustraire à tout jugement de valeur. Des histoires de coucheries, de désirs, des manipulations qui s’ensuivent. On est ensemble ainsi. On sent que Dos Passos écoutait la rumeur de sa ville, voulait en rendre la musicalité. Le lecteur parvient à l’entendre. Non sans une certaine tristesse, un pessimisme profond de ces années pas si folles. Le roman ménage de très jolis ellipses temporelles, saisit alors les changements d’atmosphère, toute la pluralité de l’air du temps. L’ambition anime cette foule, elle est le moteur de la ville. L’auteur en fait entendre la mélodie chez tous. Georges Baldwin est un avocat plus ou moins véreux, spécialiste des demandes d’indemnisation. On comprend que ce qui intéresse Dos Passos est l’instauration, sans retour en arrière possible, d’un capitalisme d’emblée sauvage. La ville devient un cercle de l’enfer, on s’y croise comme si personne ne pouvait en sortir. La modernité est aussi les différents visages, similaires au fond, donné à l’éternel triangle amoureux. Baldwin est amoureux d’Ellen, une actrice qui se sent poupée mécanique, condamnée à tenir un rôle. Là encore, une admirable réussite dans l’évocation de ces années de bohème, la fin d’un demi-monde théâtral. Les aspirations à la réussite, la prostitution plus ou moins déguisée ainsi révélée. Ellen se mariera avec Jimmy Herf dans lequel on pourrait presque reconnaître un touchant alte-ego de l’auteur. Un orphelin de bonne famille qui joue au journaliste, navigue d’un monde à l’autre, ne trouve jamais sa place, en visite beaucoup et semble savoir écouter ce qui l’entoure. En quelques mots, Dos Passos évoque la Prohibition, l’ivresse collective, l’hystérique besoin d’oubli qui caractérise le capitalisme. Dans cette musique du monde, comme en contrepoint, on entend l’espoir communiste. L’internationale qui résonne au loin, la fragilité des fortunes, une sorte de spéculation à crédit. La crise n’est pas loin, facile à prédire. Sans doute faut-il mieux écouter la façon dont chacun va la subir.


Un grand merci aux éditions Folio Gallimard pour l’envoi de ce livre.

Manhattan Transfert (trad : Philippe Jaworski, 544 pages, 9 euros 70)

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3 commentaires sur « Manhattan Transfert John Dos Passos »

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