Lion Feuchtwanger Les enfants Oppermann

Casuistique de la dignité, fin et collectif portrait dans les années 1932-1933, au seuil du nazisme, au début des persécutions, des acceptations, des refus héroïques et suicidaires, des exils. Ce roman publié en 1933 se révèle un témoignage d’une grande lucidité, renseigné et parvient à renseigner le gris mensonge universel de la vie sous le nazisme, le peu de prise qu’ont pu avoir la culture, la raison et peut-être même la capacité à se comporter dignement, en être humain. Lion Feuchtwanger livre un texte ardent, documenté et s’interroge sans faux-semblant sur ce qu’il serait possible de faire.

Parfois on se demande ce que nous faisons maintenant face aux montées des fascismes, à leur insidieuse instauration, souvent, on se pose cette question parfaitement idiote de connaître les raisons de l’apparente passivité de la population. Dans un réflexe qui flirte avec l’antisémitisme, on en viendrait presque à s’interroger sur les raisons pour lesquels les juifs n’ont pas fui le pays, n’ont pas eu conscience de la menace qui planait sur eux. Lion Feuchtwanger le dit avec une très grande clarté : cela dépendait aussi d’une question de réseau, de financement, de simple et si compréhensible désir de ne pas quitter son pays, de ne pas abandonner sa culture. Sans doute ne convient-il pas d’exacerber les ressemblances entre aujourd’hui et hier. Nous pouvons quand même, je crois, tirer une leçon de ce livre implacable : il convient de prendre garde à nos refuges dans une croyance à une culture élitiste, à sa défense, à sa capacité à préserver notre dignité. Nous devons cesser de nous montrer hautain, de penser que la tentation fasciste est preuve de bêtise, une sorte d’idiotie qui ne mènera nulle part. Nous en sommes si proches. Au risque du rapprochement hasardeux, soulignons la façon dont Les enfants Oppermann nous rappelle le mensonge gris et universel que fut le nazisme. Les mots n’y avaient plus leur sens, disaient l’exact inverse de ce qu’ils avaient toujours signifiés Nous en sommes-là ?

Il faudrait pourtant qu’il y ait un jour quelqu’un pour composer un chant en l’honneur de l’Allemand inconnu, du Camarade inconnu.

Lion Feuchtwanger parvient à incarner cette histoire que l’on croit toujours, à tort trop connu. Le moment où les humiliations contre les juifs deviennent légalisées, obligatoires. Il décrit la vie d’une famille, son effondrement, ses différentes réponses à une situation de plus en plus inacceptable. Les enfants Oppermann s’ouvre sur une scène presque sur-signifiante. Le portrait de l’ancêtre de ses vendeurs de meubles est décroché, on le remplace par une copie. L’original va orner la bibliothèque de Gustav Oppermann. Lui pense que sa haute culture toujours préservera la patrie de Goethe, son sens inné de l’équilibre. Mécanisme implacable, il est pris à sa propre passivité. On sent la critique, le regard qui sait se faire pourtant empathique, sur le monde intellectuel. Gustav écrit sa biographie de Lessing, change la date d’une de ses lettres, vit dans cette sorte d’aveuglement que tous, peu ou prou, nous partageons. Son frère, Martin, aux commandes de l’entreprise de meubles prendra conscience autrement plus vite du danger. Son entreprise perd son nom, peu à peu il accepte des compromissions, tente de survivre. Nous en venons alors à la vraie question de ce roman : la dignité. En 1932, les nationalistes, dans la stupéfaction, commencent à s’installer au pouvoir. Une montée de la bêtise. Le roman parvient à en rendre compte d’une manière assez fine, anecdotique en apparence. Berthold doit faire un exposé sur celui qui devient soudain un héros. Sa présentation est arrête quand, dans une articulation rhétorique, il ose sous entendre que son sacrifice a été inutile. Toute la question des Enfants Oppermann est là : quel peut-être l’utilité d’un sacrifice, permettrait-il de sauvegarder sa dignité, voire d’aider autrui à ne point la perdre de vue ? Le directeur du lycée, très beau personnage, humaniste, se moquant d’Hitler et de son style déplorable, sa pitoyable torsion de la langue allemande, replié sur l’étude des hexamètres, tente de repousser la sanction de Berthold. Gagner du temps, repousser la sanction, serait-ce préserver sa dignité. Le roman plonge alors le lecteur dans la vie ordinaire. Ce qu’on parvient à y faire. On aime radicalement cette phrase du Talmud qui explique l’absolue nécessité de témoigner : « Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre pour autant de t’y soustraire. » La phrase revient en mantra, nous rappelle peut-être à nos propres obligations. Laissons au lecteur le plaisir de découvrir comment Gustav accédera au rang de témoin (selon une formule de Goethe), s’exposera à un sacrifice dont la nécessité peut interroger. Lion Feuchtwanger ne nous en apporte pas moins un témoignage des premières arrestations arbitraires, de leur logique financière (un prisonnier devait payer pour les jours de détentions), de l’apparition des premiers camps de concentration. Notons qu’il semble d’ailleurs sous-entendre la très grande difficulté à faire, notamment dans les milieux d’affaires, comme si nous ne savions pas.


Merci aux éditions Métailié pour l’envoi de ce roman.

Les enfants Oppermann (trad : Dominique Petit, 393 pages, 23 euros)

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Un commentaire sur « Lion Feuchtwanger Les enfants Oppermann »

  1. Il en faudrait si peu pour qu’un nouvel Hitler s’instaure, la question qui me taraude est de savoir dans quelle proportion mes convictions, mon courage et mon sens de la dignité triompheront de ma peur, de la pression sociale et disons-le de ma lâcheté ? Je pense que je ne peux que m’y préparer, travailler mes convictions et m’exercer en prenant appui sur l’exemple de figures remarquables.
    Merci pour cette lecture remarquable.

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