
Plongée chez ceux qui, obscurément, restent, se tiennent en lisière, refusent sans se reposer sur aucune acceptation, subissent la fascination, se laissent sidérer, manipuler. Dans une magnifique prose, onirique et inquiétante, précise et comme aux confins de la réalité, Édith Masson décrit une dystopie où les consciences tranquilles sont parquées dans des villes d’un paisible et implacable contrôle hygiéniste, où ceux qui résistent sont confinés au nomadisme. Ceux des lisières fait le récit d’une bande un rien déguenillé, chassé de chez elle par un barrage, elle évolue en lisière, subsiste comme elle peut. L’autrice transforme cette projection dans un avenir loin d’être incertain en une réflexion sur nos désirs qui font communauté, les peurs qui nous lient, l’appréhension du bouleversement radicale que, par désespoir, on en vient à souhaiter.
Un mot, une image commandent parfois la lecture d’un livre. L’illustration d’Odilon Redon retrouve, oniriquement, mon attrait pour ce peintre. La noirceur de ce tableau intitulé Armor signifie le hérissement quasi métaphysique, la fixation d’une résistance dont on serait en peine de figer les motifs où l’époque. Une image qui, par son inquiétude, interroge. Un mot, ensuite, ouvre à des transitions trop faciles. On le sait, lire est inventer des continuums, poursuivre l’invention de ce qui serait aussi une mythologie contemporaine, se réfugier dans ses interstices, ses failles mêmes. Une sorte de logique, rieuse, à lire Ceux des lisières après Lisière fantôme de Jérôme Lafargue. Notre moment historique semble appeler à inventer des résistances marginales : des lisières. Édith Masson le fait d’abord, me semble-t-il, en employant une formule un peu trop facile, en se tenant à la lisière de la langue. Avant son sujet, son argument, le style de l’autrice est ce qui fait l’attrait de son roman. Un écart patient, jamais pris en défaut, aux formules convenues. On pourrait alors parler de sur-écriture, notamment par la présence presque systématique d’antéposition, de refus de la relative en employant des participes passés en fin de phrases repoussés, telle une chute. Alors se demander à quel moment le souci du mot, de sa sonorité, de l’équilibre rythmique de la phrase devient un souci, un snobisme. Sans doute quand il ne se confond pas avec le propos. Tentons cette hypothèse : l’autrice veut une certaine adéquation entre sa recherche formelle et le flottement temporel, cet autre brouillage des frontières entendu dans Ceux des lisières. Peut-être est-ce là, un des attraits les plus puissants du roman : il décrit une véritable dystopie, on ne sait jamais totalement, jamais immédiatement du moins, s’il s’agit d’un souvenir, d’une projection, d’une vision d’un avenir craint. Ou simplement la vision distendue de ceux qui vivent à l’écart, dans une sorte de prostration, juste avant la sidération.
Ce n’est pas ce qui retenait ces convives autour de la table, mais le tissage invisible d’un lien. On rêve ici d’union profonde, d’intime complicité. De corps continué. De ce qu’on aura vainement cherché dans les chambres.
Il advient alors une vraie singularité dans le roman d’Édith Thomas. S’il fallait la réduire à un terme ce serait celui d’asepsie. Alors joli éloge du déséquilibre, d’un incertain poursuivi jusque dans la langue, dans son refus du définitif, de l’apaisement. Voilà que soudain nous vivons — qui aurait pu le prévoir ? — dans un temps de catastrophe, d’épidémie, d’invasions guerrières. Et bien sûr, de ces peurs le pouvoir trouve objet de reconduire sa domination. Au nom du bien, de la tranquillité publique ; de la préservation de la panique à l’absence de vie. Dystopie disions-nous, elle dessine alors de belles contre-utopie. Facilement, on pourrait la confondre avec la ville intelligente vendue pour demain. « Couleurs, senteurs, étouffement des bruits tout apaise. » Trop. « Rien n’est pourtant désirable » dans cette ville conçue comme un organisme vivant, rationnelle, sans une poche de respiration où se dérober au regard, sans ailleurs sans doute même. Ne nous y trompons pourtant pas. Édith Masson fait preuve d’un certain pessimisme. La contre-utopie est partout, la mélancolie de la résistance aussi. À l’écart aussi persistent les dominations. Ceux des lisières ne fait pas l’apologie des nomades, ceux qui dans le secret, la répression aussi, se soustraient à cette vie sédentaire dans le meilleur des mondes possibles. Nous ne sommes pas ici chez Damasio. Le culte du corps, nous rappelle le roman, ne tarde pas à conduire à celui du chef. La réussite de l’autrice est de préserver des figures ambivalentes, possiblement nées d’un désir de mystère. Cette petite bande, dont les habitations se sont trouvées, par hasard, en bordure des zones expulsables, survit dans ces limbes. Elle invente, dans des clandestines explorations, une manière de domination symbolique. « Une cause unique, obsédante. Tous les actes orientés vers elle, efficaces. » Les nomades, sportifs et propres sur eux, convaincus et conquérants, sont tout aussi, peut-être inquiétant. Ceux des lisières, au fond, ce sont ceux qu’on manipule. Toujours. Ceux qui s’inventent donc des mystères, des figures de chefs. Le roman parvient à nous en faire toucher toute l’ambiguïté. Avec le lecteur, toute la bande tente de déchiffrer Piotr, et son frère. (Le motif gémellaire reste suggéré, une possibilité, une interprétation en suspens.) Aux confins, jamais tout à fait nous ne savons qui est qui, qui manipule qui non plus d’ailleurs. On l’a dit : l’avant et l’après sont des frontières toute relative. Le récit parvient à instaurer une belle incertitude. Une bombe doit être posée. Les conséquences en sont comme effacées, repoussées. Crédible aveuglement collectif. « Que nous rejoignions les bêtes, délivrés de toute pensée, écouter seulement pousser nos cheveux, nos désirs et nos fins. Que nous oubliions le monde, qu’il nous oublie. »
Un grand merci au Réalgar pour l’envoi de ce roman.
Ceux des lisières, 158 pages, 18 euros
Il a l’air vraiment bien !
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