De l’argent à flamber Asta Olivia Nordenhof

Un drame maritime, une honteuse arnaque à l’assurance, 159 morts et bien davantage de victimes dont Asta Olivia Nordenhof, dans ce qui s’annonce comme une série de sept livres, noue les destins, creuse les silences, les manières âpres, et douloureuse d’être ensemble. Au-delà de l’indispensable plaidoyer de ce capitalisme sauvage, de son acceptation des morts comme condition sine qua non de sa sacro-sainte expansion, De l’argent à flamber se penche avec une très grande empathie, une forme d’exactitude, sur les vies — un rien cabossées, un rien confiés aux silences et à ses incompréhensions — de Kurt et de Maggie. Par la pudeur d’une franche exposition de l’ordinaire violence conjugale, de la terrible incapacité à s’y soustraire, l’autrice montre comment le capitalisme détruit tous ceux, minuscules, qui s’y investissent, pensent par un placement s’en sortir.

On aime les projets amples, audacieux et que, surtout, sans rien renier sur l’écriture, la littérature ne renonce pas à dire l’implication collective de destins individuelles dans l’actualité. Croyance un peu ingénue, et pédante, que le roman doit continuer à constituer une contre-narration du monde. Nous ne pouvons pas oublier l’inquiète urgence de notre émancipation. Asta Olivia Nordenhof signe avec De l’argent à flamber le premier volume des sept romans qui constitueront Scandinavian Star. Un scandale assez retentissant au Danemark : pour toucher des primes d’assurances, pour se sauver de la faillite, pour continuer surtout à assurer un profit à tout prix, un armateur décide d’incendier un de ses bateaux. D’une banale arnaque à l’assurance découleront 159 morts. Fort heureusement, l’autrice ne prétend pas, ou alors uniquement par d’éclairants détours, décortiquer les raisons, conséquences, s’attarder sur la catastrophe. Elle veut surtout en comprendre la logique, la langue donc comme elle l’écrit dans un paragraphe où elle commente l’urgence et la colère de sa démarche, la manière dont elle éclaire ainsi notre moment historique :

Je sais pertinemment qu’il s’agit d’un des moyens d’action de l’homme d’affaires. Son triomphe consiste à opérer dans une langue qui incite au silence. Son triomphe consiste à me faire croire que je suis stupide.

Difficile, non, de ne pas penser pas penser à la France contemporaine, à son aveuglement néo-libéral. Passons. On aime comment Asta Olivia Nordenhof soudain s’implique dans son récit. Une belle façon de montrer que les horreurs capitalistes tiennent aussi à nos incapacités à se représenter la teneur exacte des très grandes sommes qu’il brasse, de sa logique du chiffre. On aimerait, comme l’autrice, croire qu’un livre puisse changer l’ordre du monde. Quand le doute me gagne, je repense à cette citation de Blanchot : « Tout écrivain qui, par le fait même d’écrire, n’est pas conduit à penser : je suis la révolution, seule la liberté me fait écrire, en réalité n’écrit pas. » Excessif sans doute, mais écrire sans vouloir ne serait-ce qu’infléchir l’ordre du monde serait coupable. Des grâces de ballerines ou une rage de dents pour parler comme Leiris. Asta Olivia Nordenhof, elle se montre d’une très grande lucidité sur ce qu’elle décide de mettre en lumière. Au fond, ce drame est sans doute que l’ « exceptionnel de ce dossier, c’est que les victimes du capitalisme (si l’on ne tient pas compte de celles qui ne sont pas considérées comme victimes : les plantes, les champignons, les poissons, les insectes) ne se trouvent généralement pas en Scandinavie. Par ce genre de déclarations : « Il est impossible de puiser dans l’aspect exceptionnelle de cette affaire une consolation », on veut savoir comment va se continuer la dissection entreprise dans De l’argent à flamber. Patient récit d’une aliénation protéiforme.

J’en étais prisonnière, je regardais ma vie de l’extérieur, comme d’une autre vie qui n’avait plus d’importance.

Il reste alors à inventer une contre-narration. Dans un équilibre précaire, De l’argent à flamber y parvient. Il convient quand même de noter que ce roman est calibré pour le succès : chapitre courts, tendus, aisance de l’écriture rythmée… Efficacité de la dénonciation. Un simple fait, presque anecdotique, jamais appuyé : Kurt fait (on se demande d’ailleurs bien comment) quelques économies avec sa compagnie de bus. Il décide de les investir, de continuer à croire qu’il pourra s’inventer une vie meilleure, payer une maison en Espagne à Maggie qui s’en fout, qui n’aime que sa vulnérabilité. Son argent à flamber, il l’investira dans le Scandinivian Star. Une riche idée. Pas inutile, sans doute, de souligner que ceux qui payent pour ce permanent désir d’entreprenariat, ces fortunes faites dans le plus grand cynisme, sont souvent les petits actionnaires. Asta Olivia Nordenhof se débrouille admirablement pour seulement le suggérer, pour s’intéresser vraiment à ces deux vies dont elle montre les travers, les mensonges, la beauté sans aucun doute. La littérature, pour moi, c’est de parvenir à raconter les paumés sans commisération. Je demeure persuader qu’une grande partie de la littérature francophone y parvient fort mal. Peut-être n’est ce que par décentrement d’entendre parler d’un autre pays.

Haine , honte, angoisse et désir s’entrelacèrent et tissèrent en son for intérieur le rêve de toute une vie.

La vraie question que se pose De l’argent à flamber est celle-ci : qu’est-ce que c’est que l’amour ? Peut-on vraiment en voir dans la relation violente, taiseuse, entre Kurt et Maggie ? Sans doute répond l’autrice. Ne serait-ce que dans une incapacité à vivre l’un sans l’autre. Nous sommes blocs de contondante obscurité. La violence de Kurt, insoutenable sans que l’on doive cependant renoncer à en comprendre les motifs, les permanentes et vaines justifications. Il est une vraie apprêtée dans les instantanés de ce roman. On ne peut y voir pourtant que le récit d’une femme battue. Comment approcher une femme qui se sent extérieure à elle-même, se regarde en silence, contemple sa vie « Ceci est donc ma vie, pense-t-elle comme une sorte de titre. Et avec le sens théâtral qui est le sien, cela lui renvoie une version déformée, clownesque, de son existence. » On vit, souvent, sans rien y comprendre. On se regarde vivre. Maggie se réfugie, tente et parvient à être impénétrable. Loin en tout cas de tous les traumatismes qui la constituent. Brute évocation de sa maladie, du peu de soutien qu’elle reçoit de Kurt. Ou comment, on l’a dit, le capitalisme broie nos existences. On est extrêmement curieux de la suite, de cette fresque collective à laquelle va donner lieu cet incendie.


Un grand merci aux éditions Les Argonautes pour l’envoi de ce roman.

De l’argent à flamber, Scandinavian Star 1 (trad : Hélène Hervieu, 214 pages, 19 euros)

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