Une météorite nommée désir Lucien Raphmaj

Cosmogonie(s) du désir, de son absence, de son imminence, de sa sidération, de son désastre aussi : désidération. L’invention du ciel comme on rêve, on théorise (on relie les points d’une constellation) d’une contre-nuit, d’un contre-ciel comme à l’écart des angoisses, de leurs technologies, de leurs images, contemporaines dont ce roman se fait, pour ainsi dire, techno-prophète. Sous ses allures de scénarios de film, sous ses dehors d’un monologue halluciné, au seuil du solipsisme, Une météorite nommée désir interroge la finalité (le sens et la possible révélation) de tout récit. Dans un dense réseau de métaphores, dans un parasitage parfois de la narration par le commentaire, Lucien Raphmaj donne à voir ce que serait l’espoir du ciel, nos inquiétudes de la fin du monde, pour mieux interroger nos coupures du cosmos dans un monde sans désirs.

Lucien Raphmaj est un ami. Il me pardonnera, je crois, une légère réticence, l’interstice d’une dissension, pour entrer dans le cœur de son œuvre. On peut penser, parfois, que la métaphore cosmogonique, telle le serpent d’un célèbre jeu vidéo des âges archaïques des premiers téléphones portables, un peu se mange la queue. Le ciel omniprésent pour en faire pressentir l’absence, comme si chaque phrase en disait le désastre, la dialectique sidération. Une obsédante présence, un commentaire permanent, une narration qui n’est rien d’autre. Autant faire des réticences des questions, autant s’en servir pour éclairer des réserves, ouvrir la possibilité d’une autre façon de raconter puisque tel est l’enjeu, in fine, d’Une météorite nommé désir. On connaît la vieille séparation, théoriser entre autres par George Steiner, entre dire et vouloir dire. Oé Kenzaburo, l’affirmait : un romancier doit réfléchir par scène. Le roman serait cette croyance, sans cesse trahie, a minima prise en défaut, que le récit à lui-même pourrait se suffire, n’aurait besoin de rien d’autres pour véhiculer ses idées, la conception du monde que, nécessaire, il traduit. Lucien Raphmaj en prend l’exact contre-pied, sa narratrice sans cesse commente ce qu’il lui arrive, tisse donc le réseau de métaphore sur lequel, entièrement, repose son récit. On peut trouver ça, à l’occasion, un rien abstrait. Sans doute faut-il redonner sa pleine (nouvelle par un retour à son sens premier) acception à la métaphore : un existentiel déplacement de sens. Tout récit cherche une adéquation entre notre perception du monde et notre capacité à le raconter. Peut-être peut-on ainsi en deviner une collective, contemporaine, appréhension de notre moment historique. Sans doute sommes-nous spectres spéculatifs, nos miroirs sont réflexifs, nous persistons dans notre conscience critique, dans et par un langage dialectique, au sens de hanté par ses contradictions, par le désir de lui trouver une tierce, un outrepassement de son dialogisme. Dire alors autrement le désir. La perte et l’absence qui le constitue.

Je voudrais encore être à la hauteur invraisemblable de cet impossible.

Il faut alors se porter à la hauteur cosmogonique, apocalyptique de ce roman de l’outrepassement, de l’espoir de l’ailleurs. Pour ne pas maladroitement la paraphraser, interrogeons la conception de la désidération que Lucien Raphmaj veut partager, rendre sensible grâce à ce roman. Avec notamment Smith, tout particulièrement dans le très beau Desiderea Nuancia, qui en réticule, entre photographies, installations et textes, la vitale expérience, Lucien Raphmaj tente d’élucider une cosmo-politique, disons une appréhension collective du ciel, du monde donc et de l’entropique prescience de sa fin, dont nous serions séparés. Confessons un certain doute, toujours, pour ces pertes primordiales. Quand avons-nous vraiment un rapport sidéral ou ciel, quand, et qui, en éprouvait la supérieure fascination, y confiait le reflet unifié de notre propre univers ? Terre-terre, pardon, les échos intersidéraux ne m’effraient pas tant que cela, je ne suis pas certain de m’en sentir séparé, de vouloir y retrouver disons une quelconque transcendance. Notons que je ne suis pas certain non plus de pouvoir, entièrement, me confier à l’immanence. Passons, parlons, il est grand temps, d’Une météorite nommée désir. Comme dans Contre-nuit, Lucien Raphmaj tente de dire autre chose. Une sorte de distorsion comme pour se maintenir en périphérie de la dystopie. En périphérie de l’être, de sa plate réalité. Autre temps pour refléter l’angoisse des débouchés du nôtre. Une sorte de panique généralisée, une atmosphère ; la lumière des néons, des banlieues. « Un film d’amour, et puis de cosmos et de banlieue. » Dans les ruines de notre modernité exténuée, en marge de ce capitalisme dévorateur, là où se déploie donc un acosmicisme pour paraphraser Bruce Bégout. Ou, tant que nous sommes aux références que nous pouvons situer, laissons entendre les échos à Faut-il éteindre les néons ? de Rebecca Willing. Battre les hightscore, atte(i)ndre la fin du monde. Lucien Raphmaj parvient à instaurer une jolie atmosphère à l’écart. Illustration sans doute de cette séparation que veut nous faire entendre son roman.

C’est moi la conne, à attendre des messages du cosmos sur mon téléphone, une explication plus vaste, un plan plus profond, une vérité inaccessible. C’est pourtant juste un message qui n’existe pas. Qui n’existe pas et dont l’absence remet radicalement en cause mon existence. Allez, météorite chérie, existe, s’il te plaît, parle-moi et je t’oublie.

Son héroïne, soudain, reçoit un message. Du cosmos ou du Tiers Net ? Allez savoir, en tout cas d’un ailleurs, de cet endroit d’inexistence, de présence pourtant, que la subtile dialectique de Lucien Raphmaj tente d’explorer. Avec humour : « Quelle conne intersidérale je fais. » D’inventer surtout puisqu’il faut dire, quand même, un mot sur le style astral d’Une météorite nommée désir. Une torsion du langage et une autre réalité advient. On le sait depuis Capitale Songe, l’univers d’une science à venir, d’une fiction qui s’empare des paniques de la science, de ses dérives technologiques, revient à une interrogation du détournement publicitaire du langage. Là-bas, ici quand on en sent l’ailleurs, on vend du rêve en bouteilles de Britney Cola, on mâche du Holywood Tcherno. Sans nom, mais avec plusieurs masques d’insectes, dans un riche bestiaire qui opère cette permanente translation de sens, l’héroïne survit dans son travail de sporadique bibliothécaire, serveuse un instant aussi. Toujours aussi avec cette ironie, la perpétuation réflexive de soi qui caractérise nos désastres, avec cet humour qui pointille ses délires interprétatifs, ce questionnement permanent et incroyant de soi qui caractérise l’individu contemporain, la narratrice poursuivra cette comète, s’inventera dans l’expectative et l’imminence. (Une certaine distanciation aussi avec des références. Un certain humour dans cette référence à Bataille pour ne se laisser prendre à aucune menace : « Mon ciel est bleu ciment. Bétonné à l’infini. ») Notons, au passage et pour bien mal continuer à parler du style de Lucien Raphmaj, qu’elle trouve des amies, forme avec eux ce qui serait, l’ombre de Blanchot hante l’auteur depuis, au moins, Blandine Volochot, une communauté inavouable. Là encore, l’onomastique dessine la possibilité d’un ailleurs, d’un au-delà du langage. La lovecraftienne (?) Miss Yad Al-Jawzā, Naos et Rigel et bien sûr Saïph. Des noms qui disent plus que leur origine pour pressentir la fin de notre monde à partir de laquelle, depuis Sartre, chacun conçoit, à ce qui se raconte, le récit de son univers. À partir d’une fin qui, déjà toujours pour paraphraser la dialectique sémantique de Lucien, est absente.

La dérive est un art délicat où l’on ne se retrouve ni l’on se perd, où l’on laisse un espace neutre se faire en nous et avec nous.

Tout roman, semble-t-il, se pose cette question : peut-on faire encore récit, comment ne pas se perdre dans le surplus de récits qui parasite notre imaginaire, comment inventer une fin sans doute pour mieux s’y soustraire ? Ce que suggère Lucien Raphmaj est sans doute l’urgence de collectivement nous relier dans de nouveaux, ancien et réactualiser peut-être dans leur ritualisation, de mythe qui ne sauraient survenir — comme on se souvient, dans un doute dont nous ne saurons faire l’économie — que dans l’épreuve d’une eschatologie. Et toi, la fin du monde, tu la vois comment, quelle peur personnelle y projettes-tu, de quelles impuissances et incapacité ainsi te préserves-tu ? La narratrice reçoit un message d’une météorite qui lui annonce la fin du monde, elle dérivera ensuite dans une constellation au sens propre : elle reliera des points qui, peut-être, n’ont pas grand-chose en commun que notre désir d’interprétation. On aime, bien sûr, comment la conscience du vide, hante le récit. Au fond, notre ciel ne reflète pas grand chose : une déshérence, l’intimation d’un réservoir de rêve, le souvenir des dieux enfuis dont il ne reste, tels des étoiles, que l’ombre d’une persistance rétinienne, l’obsédant besoin de croire, le besoin de sens. La narratrice partout voit des signes, veut se voir, se fait des scénarios entre Stephen King et, un peu attendu, David Lynch. « Il y a des moments où le chaos de nos vies prend une cohérence qui nous rend fous. Des coïncidences ou des synchronicités on ne saura jamais. » Astroblématique pour emprunter un terme qui, pour autant que je le comprenne, représentait la synchronicité de ce désir astral d’incorporation céleste. Le franchissement d’un seuil toujours à recommencer, l’autre nom, ou pratique, de la magie. Le moment où la comète se fait météorite, où le ciel se fait réalité terrestre, peut-être. Le ciel pixelisé des écrans de nos téléphones simultanément. La narratrice reçoit des messages contradictoires, inventés en même temps. Apparition d’une comète rédemptrice dans une constellation encore à tracé. Un serpent dont serait d’ailleurs soigneusement gommé l’aspect phallique, biblique. Vous m’avez donné des étoiles et j’en ai fait le monde dans un baudelairien renversement.

ce serait quand même la plus belle des choses qu’un cœur télépathe.

Nos représentations mentales sont parasitées, ne sont que parasites. Des vers qui trouent le cosmos pour employer une image récurrente de ce roman. « Et partout des trouées d’espace, de reliaisons. » Des sortes de films qui nous parasitent tant ils ne sont pas partagés. Le silence, comme le néant ou le ciel, intime la communication. Comme son titre suffisamment le précise, nous avons ici une ode au désir, l’incarnation peut-être la moins incertaine de cette absence qui nous hante et nous gouverne. Fusion, confusion, amalgame ; traversée dans l’expectative d’une congruence de nos attentes, de nos angoisses. Un rêve, une poursuite : un mouvement. L’interstice d’une incertitude, « Longue litanie de mes peut-être, litanie de mes espoirs et de mes désirs. » La fiction déjà : « juste le cratère d’absence de cet impact impossible, de ce réel qui s’absente avec le monde, la nuit trop lumineuse et la poussière réelle de ce monde à l’abandon. Toi et moi, l’une dans l’autre. » Désir dit-il.


Un grand merci à L’ogre.

Une météorite nommée désir (231 pages, 18 euros)

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