
Jusqu’où la fiction influe dans nos vies, lui sert de refuge, de point de fuite, à quel point ses dédoublements deviennent révélateurs de nos névroses ? Ce premier roman très malin, joueur et rythmé, léger précisément pour aborder la gravité et la maladie, de Jérôme Lafargue entraîne le lecteur dans un univers d’illusion, dans un labyrinthe textuel drôlatique où un auteur invente des vies à des écrivains qui ne tardent pas à venir le persécuter. À sa délicieuse habitude, Jérôme Lagargue rend perméable les frontières de la réalité, plonge le lecteur dans la reconstitution d’une vie pour retracer la sienne, s’y effacer aussi. L’ami Butler une délicieuse fantaisie sur le phagocytage qu’est toute création.
Profitions de l’occasion pour vous parler de la nouvelle collection de poche des éditions Quidam. On est ravi de pouvoir retrouver certains titres de leur attrayant catalogue. On aime retracer, à rebours, l’itinéraire d’un écrivain, voir par où et comment il a commencé pour saisir la continuité de son cheminement et de son écriture. Une illusion, bien sûr. Révélatrice pourtant comme elles le sont toutes semble à nouveau nous dire Jérôme Lafargue. Nous avons besoin de nous leurrer, nous voulons croire dans l’infini possible des récits. Si on peut voir une continuité avec le reste du travail de l’auteur, c’est par sa grande capacité à nous entraîner avec lui aux frontières de l’enquête, toujours à la limite du polar, avec une impressionnante maîtrise du rythme. Nous touchons-là, je crois, à la très grande réussite de L’ami Butler. Les romans qui mettent en scène des écrivains qui s’égarent dans leur création sont pléthores. Plus rares sont ceux qui parviennent à donner une belle image, grandiose, de cette création en cours. Le roman a la bonne idée de nous livrer intact les créations de Timon, un auteur qui se réfugie donc dans la création de vies imaginaires pour ne pas affronter la mort de sa femme. Ces textes forment des nouvelles indépendantes, renseignées, réussies. Amusement alors d’une factice reconnaissance autobiographique : dans une fausse évidence, il s’agit des premiers textes publiés par Lafargue. L’ami Butler, par ses vies imaginaires, esquisse ainsi une belle apologie, une reconnaissance de dette, un écart au plagiat que comporte toujours un premier roman, à tous les inspirateurs. On pense alors souvent à Vila-Matas, en plus léger peut-être. On retrouve cette émotion, on serait presque prêt à dire cette franche camaraderie avec ses personnages comme une marque de fabrique des romans comme Le temps est à l’orage ou Lisière fantôme. Peut-être d’ailleurs par une évocation de l’enthousiasme littéraire des revues. Serait-ce une illusion rétrospective que de souligner qu’un des fantômes hantant ce premier roman est celui du collectif. L’amitié chez Jérôme Lafargue semble le seul remède à nos flottements, à nos solitaires désirs de croire.
Le récit d’emblée se place dans un soigneux écart à la réalité, dans un territoire de fiction. En partie anagrammatique. On retrouve alors la trompeuse transparence des phrases de Lafargue. On est pas loin du pastiche, de l’hommage donc. Réussie sans doute car on serait en peine de citer un seul nom. Disons une manière de rétrécissement conscient, de retrait, du point de vue. Une ville aux confins, un univers à part. Timon disparaît, littéralement, dans sa tour d’ivoire. Au fond, il veut retracer les coïncidences qui font naître un texte. La première vie imaginaire, admirable, concerne Maria Sambrano. Une enfant malade qui inspire des trames narratives, des histoires qu’elle-même serait incapable d’écrire. Avec une belle ironie, Jérôme Lafargue creuse l’incapacité d’écrire un roman, les doutes de celui qui pour la première fois s’y aventure. Un sort pour s’y soustraire. Une généreuse croyance. Par cette histoire, on entend le désir thérapeutique de la fiction au centre de son roman. Quelle guérison apporte un texte ? S’il ne permet pas de tenir, ne fut-ce qu’un instant, la maladie et la mort, à quoi peut-il servir ? Maria, dans la consolatrice illusion du roman, se sent mieux dès que quelqu’un lui vole son histoire. On vole, on pirate, on s’empare de l’existence d’autrui. On donne différents visages à notre impuissance. Timon, par son impuissance à écrire des textes plus longs, crée le personnage de Butler. Laissons au lecteur le plaisir de découvrir comment et à quels fins, il s’incarne. Notons, nous l’avons évoqué, que l’auteur parvient à rythmer admirablement son récit, à la suite de ces très belles nouvelles nous avons le journal de Timon, le récit de son frère venu tenter de le retrouver et qui doit, de toute urgence, découvrir la vérité forcément cachée dans les textes. Soulignons surtout la troisième vie imaginaire qui démonte la pratique romanesque qui n’est, peut-être, que le collage de phrases, l’écriture d’un texte entre deux citations. Timon invente la vie de Ricardo Rekarte, un adolescent qui collecte et relie cinq lignes de différents auteurs pour les relier de cinq lignes de sa propre plume. Jérôme Lafargue joue le jeu, sans doute jusqu’à s’y, comme son personnage, laisser prendre. Et ça marche. Un texte est souvent très révélateur de ce que nous sommes, de nos obsessions qu’il est vain de croire seulement siennes. De bien belles références, au passage, à Lugones.S’il fallait continuer sur le rapprochement avec Le temps est à l’orage ou Lisière fantôme on comprendrait la permanence de ce qui nous reste, de ce souffle, ce pressentiment que laisse ceux qui disparaissent, l’écoute qu’on leur doit. Il faut finir sur le plaisir de lecture procuré par ce livre, la vraie légèreté de ceux qui abordent, pudiquement, la gravité.
Merci à Quidam éditeur pour l’envoi de ce roman.
L’ami Butler (220 pages, 9 euros)