
Disparitions de l’enfance, de sa volonté de classement, d’opposer à l’incompréhensible du monde, lui aussi toujours au seuil de la disparition, un système, une série de croyances dont la drôlerie dévoile la pertinence. Une fille accompagne son père dans ses tournées de représentants en quincaillerie, María José Ferrada y place, avec humour, le portrait d’un Chili qui sombre dans la dictature, une enfance dont les croyances s’effondrent. Kramp use de la fausse naïveté, d’une vraie pudeur. d’une ironie mordante pour amalgamer les tragiques disparitions dites politiques et celles dites intimes.
On le saura : j’interroge cette tendance assez contemporaine du roman à se confier à la légèreté, à faire de l’humour un passage quasi obligé. C’est pourquoi Kramp continue à m’interroger précisément pour sa parfaite réussite sur le sujet. On en voit, je trouve, le calibrage, l’habilité du savoir-faire, le sens du rythme de ses chapitres courts, construits sur une science du rythme certaine. Ça marche très bien : on s’attendrit pour M., pour la fascination qu’exerce d’abord son père D. dans ses tournées de représentants de commerce. Une incursion dans un monde absurde, aboli un peu déjà qui d’ailleurs nous renvoie à un sentiment d’ailleurs par son évocation des villages argentins comme en marge du temps, dans une sorte d’immuable si intangible qu’il pourrait paraître imaginaire. Pensons ici, s’il faut absolument y coller des références arbitraires à Mascaro le chasseur des Amériques« Tous les villages se ressemblent : de sales villages de merde. » Disons-le alors ainsi : on pénètre dans l’univers de Kramp par une autre référence, plus poisseuses, dans les marges de la légalité. Représentant de commerce, on pense à Jim Thomson, à son merveilleux A hell of a woman. Bien sûr, nous ne sommes pas ici dans le roman noir, dans l’absolu pessimisme du maître américain. María José Ferrada introduit, elle, une belle distanciation, une lente révélation du roman d’initiation que s’avère être ce roman. Ce sera donc d’abord, comme très souvent dans le roman, une question d’onomastique : les personnages sont nommés par des initiales. La force d’un roman, souvent, tient à ce qu’il tait, les blessures insidieusement dévoilées. On pourrait s’arrêter sur les blagues de la narratrice, sur la façon dont elle démonte l’absurdité du monde, le refuge dans sa solidité, sa croyance dans un grand menuisier, insistons plutôt sur l’absence que, peu à peu, il montre. Pensons au personnage de la mère : « la suite a été rendue possible par l’absence de ma mère. » Une mère pour qui la vie a été irresponsable, une mère qui laisse sa fille sécher le collège pour accompagner son père, mettre en place une stratégie commerciale fondée sur la pitié. On notera la manière dont l’autrice se dédouane ainsi de tout pathos : un refus d’être plaint, le meilleur véhicule de l’émotion.
Parce que soudain, avec un joli jeu sur le suspens et les attentes du lecteur (un ciné-club qui voyage de village en village, en dictature, ne tarde pas à se voir attribuer un tour dangereusement politique), un insecte du destin, un de ceux qui coupent la vie en deux, s’immisce dans la vie de la narratrice. Une histoire de disparus, on allait écrire comme de bien entendu. Il s’agit d’en donner à voir des instantanées, dire sans s’attarder une exécution sommaire. S’accrocher, alors, à la terre pour ne pas disparaître. Les derniers chapitres de Kramp sont alors d’une grande réussite: comment on compose une vie après l’effondrement de l’enchantement, quand on comprend le sordide et le dénuement, les objets et leurs ventes qui liaient à un père et qui, soudain, n’existent plus, même si on s’acharne à vouloir les vendre, à faire comme si rien n’avait changé. On peine, tous, à faire autrement. Au-delà du vide, un trou dont María José Ferrada donne une image particulièrement sensible.
Merci à Quidam éditeur pour l’envoi de ce roman.
Kramp (trad :Marianne Milon, 133 pages, 18 euros)
Le roman prend place au Chili. Sous Pinochet.
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