La messagère Thomas Wharton

Des instants de dérèglement, de décohérence, de trébuche, où, sous la menace de l’extinction, enfin l’homme retrouve son lien avec l’animalité, un autre langage — le chuchotis — pour dire ce qui le dépasse. Dans un récit qui alterne les époques et les points de vue dans un joli jeu de réfraction, dans une atmosphère ludique (celle des romans d’aventures, celle d’une certaine contre-culture propre à la SF), La messagère est un roman complexe qui dessine non seulement l’inquiétude d’une éco-poétique face à l’extinction de masse des oiseaux, mais surtout une très fine spéculation sur notre rapport — notre exploitation — au temps. Thomas Wharton signe un roman plein d’imaginaires, du travail sur la langue indispensable pour en rendre compte, d’interrogation de nos façons de composer avec les catastrophes dont l’humanité est seule responsable.

À trop lire, à se sentir en permanence débordé par les livres reçus, le sentiment de retard, on en vient à oublier le plaisir de se laisser totalement prendre à un roman, à son intelligence qui ne se laisse pas aisément réduire à un argument. On pourrait le penser ainsi : Thomas Wharton joue, comme Alex, un des personnages de cette histoire multiple, joue à inventer des mondes, des secrètes correspondances entre eux, voire des cartes qui créeraient une sorte d’autre jeu dans le jeu, des parcours de traverse. Nous avons donc un roman, disons, d’aventure. Avec ses codes et ses figures attendues. Et ça marche. Profitions en pour dire le très grand intérêt, pour ce que j’ai pu en lire, de la nouvelle collection Imaginaire chez Rivages. Après Immobilité de Brian Evenson, on finirait par croire que la Science-Fiction devient l’ultime refuge des projections mentales, des interrogations sur nos perceptions, de déconstruction sans doute aussi de leur part sociale. Canada, River Meadow, la famille d’Alex et d’Amery s’installe dans cette ville, par hasard, comme si soudain le temps s’était arrêté. « Il n’y avait ni fil de trame ni motif. Les choses n’étaient plus que ce qu’elles sont. » La messagère, comme tous les bons romans à mon sens, ne cesse d’évoquer des moments de basculements. Soudain l’ordre du monde ne suffit plus, la fiction peut, doit, commencer. Toujours par une invention langagière. Dans ce site minier, dans cette exploitation ravageuse et systématique se produisent des décohérences. L’auteur, pour montrer à quel point chacun compose avec ceci, trouve le beau nom de trébuche. Un nom pour ne mieux pas en parler, une ignorance collective. Une volonté de ne pas voir. Difficile de ne pas penser à la situation actuel du Canada, ses incendies, son exploitation pétrolière… Mais, comme très souvent dans La messagère, on bascule vers autre chose. Un autre temps. Dans cette ville, on exploite un minerai dit fantôme, une matière explosive, inconsistance, le miel amer et noir du temps, peut-être. Pensons ici au très beau Ici la Béringie. Il s’agit, comme dans tout roman ou presque, de l’autre trame narrative : le voyage dans le temps, ses retours et concordances, ses ratages et autres trébuches donc. Alex revient dans la ville de son enfance, ravagée, devenu une sorte de parc de préservation de la nature (on note l’ironie, on interroge au passage cette écologie de la vaine préservation), les souvenirs remontent. L’ordinaire et la magie d’une enfance.Une de ses premières rencontre amoureuses avec Claire, l’autre héroïne de ce roman à double-fond. Très joli jeu alors de projections comme si les univers imaginaires toujours, secrètement, coïncidaient, correspondaient.

L’hypothèse selon laquelle l’évolution des espèces repose sur un phénomène voisin du rêve. La vie, entité unique et singulière, cherche à s’exprimer sous de nouvelles formes qu’elle met au monde en les rêvant, tout comme nous vivons d’autres vies évanescentes en songe.

Alex, on l’a dit, invente des jeux. On peut penser, comme une forme de survie, une boucle temporelle peut-être aussi, que nous sommes presque projetés dans son univers mental. Une forme de survie. La croyance obstinée en des univers de substitution où pourtant toujours ressurgit la menace de l’extinction, l’humaine prédation qui toujours détruit tout. Claire, pour quitter River Meadow, écrit des guides de voyage, s’en sert de couverture pour son trafic d’espèces protégées. Elle débarque dans une manière d’Atlantide. À nouveau, plaisir immense du lecteur de se plonger dans cet univers ludique, dans les mythes qui le fonde. Une survie insulaire toujours fragile, constamment inventive. Une belle idée de Thomas Wharton, on s’applique un patch pour palier aux désagréments. On va très vite sur cette île, jouissance perverse du danger. Comme un signe, comme la promesse d’une Épopée aurait écrit Marie Cosnay, elle croise une grue qui couve. L’imaginaire ou la promesse d’une fragile survie. D’une manière assez aventureuse, en parallèle d’ailleurs avec les aventures d’Alex dans ce parc joliment post-apocalyptique, elle parvient à sauver cet œuf. Suit alors une partie véritablement étonnante. Dans le silence, en l’absence de l’homme, les oiseaux renaissent, inventent un nouveau langage. Dans une forme versifiée, Thomas Wharton nous donne une image de ce que serait ce Chuchotis, cette langue des oiseaux, cette langue de la survie. De bien belles trouvailles pour dire la sensibilité particulière, la singularité d’une appréhension du monde, exprimées par toute langue. « Nous sommes passées proche/de laisser un silence planer/pour toujours/ sur le Chuchotis. » Belle image d’une extinction, de ce qu’il nous reste, peut-être, à faire pour la repousser : apprendre à écouter, à ne plus pratiquer une séparation des espèces, pour écrire cette sensibilité nouvelle, pour inventer d’autres façons d’être au monde.


Un grand merci aux éditions Rivages pour l’envoi de ce magnifique roman.

La messagère (trad : Sophie Voillot, 460 pages, 23 euros)

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2 commentaires sur « La messagère Thomas Wharton »

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