Le lecteur attentif peut facilement découvrir ton univers romanesque, peux-tu nous préciser non tant ce que n’aimes pas dans un livre que ce qui t’y manques ? C’est bien sûr une variation autour de la question classique pourquoi écris-tu. Que penses-tu au passage d’une littérature censée compenser la réalité ?
J’aime beaucoup cette question inaugurale sur ce qui manque au livre, sur la part manquante de tout livre, et ce qui nous y relie en tant que lecteur ou écrivain, parce que cette question a profondément avoir avec la manière dont je vis l’expérience littéraire et avec la manière dont Capitale Songe fonctionne à différents niveaux, dans sa logique, dans son rapport au sommeil, au rêve, à la désorientation. Peut-être aura-t-on l’impression de que je vais répéter des mantras d’un autre âge mais j’ai l’impression que cette part manquante fait que l’on est happé dans l’espace littéraire. Dans ce manque je ne veux pas dire qu’il manque au livre ceci ou cela de manière spécifique, mais que ce qui manque est ici indistinctement, et non pas dans l’intrigue, forme en secret la matrice du récit. Dans Capitale Songe tout manque quelque part, en permanence, une partie du sens semble s’être évaporée, les définitions semblent flottantes, et on pourrait dire en un sens que la “désistānce”, la philosophie de Tristāne Esver, et la “V” jouent un peu ce rôle de trous noirs jumeaux médiatisant l’énorme déplacement des rêves et des personnages. Il y a dans mon rapport à la littérature toujours ce lien à cette part manquante vers laquelle on se dirige et que l’on n’atteint jamais, mais qui, dans le processus crée tout de même le livre, l’expérience littéraire qui n’est que ce mouvement de recherche jamais abouti, toujours créateur.
Cette part manquante, ce n’est donc pas la faiblesse de tel ou tel point de l’imaginaire ou de l’écriture, mais comme le principe même qui meut l’écriture. C’est peut-être pour ça que mes récits ont l’air de toucher à la Science-Fiction et parfois de résonner avec la philosophie : j’ai toujours en tête la phrase de Deleuze, qui disait dans le début de Différence et répétition que la philosophie tenait du polar (de l’enquête conceptuelle) et de la « science-fiction, encore en un autre sens, où les faiblesses s’accusent. Comment faire pour écrire autrement que sur ce qu’on ne sait pas, ou qu’on sait mal ? C’est là-dessus qu’on s’imagine avoir quelque chose à dire. On n’écrit qu’à la pointe de son savoir, à cette pointe extrême qui sépare notre savoir de notre ignorance, et qui fait passer de l’un dans l’autre. » C’est tout à fait ça : je n’imagine pas écrire qu’en faisant ce « pas au-delà », dans l’inconnu, guidé par ce qui me manque dans l’écriture.
D’ailleurs, cette part du négatif n’a pas à être résolue pour que le désir de lire ou d’écrire se maintienne. Que le désir ait à voir avec cette négativité est d’ailleurs difficile à affirmer sans passer pour un nihiliste et consiste pourtant en quelque chose de vital je crois. Je pense qu’il faut se placer du point de vue de la complexité de notre rapport à la littérature et je pense qu’on saisit alors l’importance de maintenir cette part manquante qui est à la fois ce qui fait défaut, et en même temps ce qui fait rêver. C’est qui fait rêver à d’autres livres dans le livre, ce qui l’emporte et le déporte de lui-même. Ce qui promet dans ce manque c’est autre chose, une autre chose qu’on aurait peut-être du mal à qualifier mais qui a, on le sent, quelque chose d’essentiel même si l’on pressent qu’au moment où on l’énoncera, cette chose, ce mouvement s’estomperont. Sûrement que cette conception tient à « l’œuvre ouverte » d’Eco autant qu’au « mystère dans les Lettres » que l’on retrouve chez Blanchot et Mallarmé, mais cela correspond tout à fait à ce que j’ai désiré dans l’écriture.
Cela rejoint ce que tu interroges quant à la « compensation » que la littérature pourrait apporter par rapport au réel. On a trop tendance à faire du négatif un obstacle ou une étape, quelque chose à dépasser ou à refouler quand il est possible d’en faire une dimension qui nous importe de maintenir dans son risque et sa tension. « Tout art tire son origine d’un défaut exceptionnel », disait Blanchot. Je crois que l’on écrit en raison de ce point aveugle, de cette sorte de mirage fait de nos faiblesses et qui nous fait écrire. Le sommeil est un point aveugle de ce type, une expérience qui se soustrait complètement à la saisie et qui ne se révèle que dans l’endormissement ou dans la saisie extérieure d’un corps assoupi – Albertine endormie en étant sûrement la scène presque primitive dans notre inconscient de lecture. Du sommeil même – non de l’assoupissement, non du rêve, mais du sommeil profond – on ne fait pas exactement l’expérience qu’après-coup, avec une latence, un jeu qui permet justement la pensée. Je crois que sans ce manque, cette respiration, ce sommeil, ce décalage, la pensée n’est rien. Et donc la question du manque est parfaite et me permet en effet pour moi de répondre à une forme de la question « Pourquoi écrivez-vous ? » que l’on répète avec angoisse depuis l’enquête initiale des surréalistes. Le sommeil et l’écriture, pour moi ont partie liée, parce que le sommeil est en résonance peut-être plus fortement à l’écriture que le rêve lui-même (image des mondes possibles, de la créativité absolue, de l’imagination au pouvoir). Dans son point de fuite, dans son rapport à l’impossible, à ce que l’écriture a d’impossible, d’une impossible énonciation, ce que l’écriture a d’inachevé, le sommeil se propose dans une proximité secrète quand le rêve s’annonce dans la partie la plus visible, chatoyante d’images qui ne sont, précisément, jamais des images de rêves, mais qui peuvent certes être mobilisées dans la narration. Capitale Songe est ainsi tourné dans son écriture, dans son mouvement, vers cette logique du sommeil, sur ce qu’il représente profondément, vers cette proximité de l’écriture et du sommeil, mais travaille entièrement sur des flous oniriques et des glissements/déplacements propres au rêve pour tout ce qui est de sa narration.
Et il y aurait tant à écrire sur ce qui manque dans les livres, sur les livres ratés et raturés, sur le destin obscur des personnages secondaires, sur la part manquante de certains livres qui ont une case en moins… Mais je crois que la réponse se dessine déjà en creux dans ma position : ce qui manque dans un livre pour moi, ce n’est pas de l’ordre du fond ou de la forme mais des points de fuite que ménage le livre pour me permettre d’en sortir ou de s’y perdre. Je crois que Capitale Songe foisonne de ces voies de traverses et de ces moments où poursuivre le livre autrement, en le vivant, d’en faire une expérience littéraire au sens fort, disant quelque chose sur la littérature et nous faisant éprouver l’imagination, les sensations et les projections propres à la littérature.
Il est intéressant que tu parles de compensation de la réalité pour évoquer cette part du rêve, ou la façon dont la littérature pourrait s’emparer de la question du manque tant cela me rappelle la « décompensation » psychotique. Sûrement faisais-tu allusion à des mouvements tels qu’Alexandre Gefen les repère dans son livre sur Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle (Corti, 2017). On peut dire que le mouvement d’écrire pour moi a quelque chose de l’ordre d’une décompensation traumatique, c’est-à-dire une perte de repères, d’organisation, et en même temps de la recherche d’une construction, d’une structure qui redonne du sens à cette expérience en en suivant son mouvement, évitant ainsi de la perdre autant que de s’y abandonner et d’y perdre forme. On peut dire que l’essentiel est de ne pas perdre cette dimension paradoxale qui maintient l’écriture en vie. Mais je dirais tout de même, on le sent sûrement à la lecture de mes textes, que je suis tout de même davantage du côté du « coup de hache dans une mer gelée » chère à Kafka pour définir la littérature, et que sans cette force d’ébranlement de la réalité par la langue j’ai dû mal à lire ou à écrire, bien qu’il faille préserver je crois une diversité des littératures possibles.
Capitale Songe est un livre de science-fiction, du coup on va te demander un peu de projection : tu aimerais qu’elle ressemble à quoi la littérature du XXI siècle ? Autrement dit crois-tu qu’il faille inventer une nouvelle forme pour dire autre chose ? Autrement dit, tous tes livres écrits sous ton nom sont publiés sous licence creative common, à ton avis ça va ressembler à quoi une littérature libre de droit, une littérature pirate, disons du copier/modifier, l’écriture numérique tu veux continuer à la pratiquer comme tu le fais pour Blandine Volochot et sa figuration mentale et numérique ? Autre question ou la même pour ainsi dire, chez Diacritik, site auquel tu participes, on parle souvent d’éco-poétique, toi qui parles souvent de mutations animales dans tes livres, crois-tu que, comme le dit Olivier Cadiot, je crois, que la littérature soit appelé à chanter la mort de la nature, entériner la disparition des espèces, lutter pour une préservation écologique ? Quels liens fais-tu entre la gratuité, sa dissipation, qui préside je crois à l’écriture de tes limules, à la tenue d’un blog ?
Pour répondre à ta question j’aurais besoin de revenir sur l’affirmation « Capitale Songe est un livre de science-fiction » et le lien qu’on peut en déduire sur l’anticipation. J’ai dit précédemment dans l’entretien qu’une des manières dont je peux entendre la SF c’est le « pas au-delà ». Et pour moi, de manière peut-être étrange, dire cela c’est faire précisément revendiquer que la SF est ce qui doit se donner comme objectif de dépasser la représentation de la SF. Je pense qu’il faut réinventer en permanence ce qui se cache sous l’acronyme SF et briser ainsi l’ensemble des catégorisations des lectures. J’aime beaucoup l’usage que Donna Haraway, philosophe des sciences et féministe, fait depuis des années du terme de SF : Speculative Fabulation, String Figures, Speculative Feminism… Autant de dimensions que j’espère on retrouve dans Capitale Songe qui pourrait être de la Songe Fiction, ou de la Sommeil Fiction. En tout cas, je crois que ce à quoi je tiens dans cette atmosphère trouble de la SF c’est moins au futur qu’à l’avenir.
C’est Derrida qui distingue je crois entre « futur » et « avenir » pour saisir deux aspects différents du temps. Le futur, c’est la prédiction à partir des tendances actuelles d’un état du monde possible quand l’avenir, c’est l’imprévisible du temps. Le futur est ce qui appartient aux futurologues et aux prédictions sur les courbes du présent, quand l’avenir c’est ce qui fait qu’on imaginait des voitures volantes en l’an 2000 mais pas Internet. La SF que je veux faire a eu toujours davantage partie liée à l’avenir dans la mesure où il me semblait essentiel de ne pas projeter dans le futur nos fantasmes, notre langue, notre imaginaire comme s’ils étaient un invariant ou en postulant que la fiction n’était qu’un miroir que l’on promènerait à travers une machine à explorer le futur. Introduire le trouble dans notre présent en instillant le doute sur la nature des “IA” de Capitale Songe, imaginer les pathologies mentales d’entités démesurées calquées sur le fonctionnement du cerveau humain, accroître les logiques d’intensification et de l’extractivisme et les faire plonger sous le coup d’une singularité catastrophique pour ces intelligences singulières, voilà le genre de décalage que je tente quant au futur et à l’avenir.
Tout ça pour arriver à répondre en ne cessant de différer ma réponse, car si le regard vers l’anticipation me semble compliqué, il me semble impossible d’imaginer une réponse sans verser dans une technoprophétie sur la littérature et repenser à tous les discours que l’on avait autour des années 2000 sur la cyberlittérature avec les espoirs fous et les imprécations sur l’hyperréalité qui nous menaçait. A la suite du livre de François Bon, Après le livre (Seuil, 2011), j’avais repris l’Entretien infini de Blanchot qui dès les années 1970 parlait déjà de cet avenir : « En effet, des livres sont constamment publiés dans tous les pays et dans toutes les langues. Certains sont considérés comme étant des œuvres critiques, d’autres sont appelés romans ou encore poésie. Ces différenciations vont probablement se maintenir pendant longtemps ou bien elles feront place aux nouvelles différenciations. Le livre existera toujours même longtemps après que la notion de livre fut épuisée. » Et il rajoutait : « Encore un mot d’éclaircissement ou d’obscurcissement. Lorsque je parle de « la fin du livre » ou mieux de « l’absence de livre », je n’entends pas faire allusion au développement des moyens de communications audio-visuels dont tant de spécialistes se préoccupent. Qu’on cesse de publier des livres, au bénéfice d’une communication par la voix, l’image ou la machine, cela ne changerait rien à la réalité de ce qu’on nomme « livre » : au contraire, le langage, comme parole, y affirmerait encore davantage sa prédominance, sa certitude d’une vérité possible. Autrement dit, le Livre indique toujours un ordre soumis à l’unité, un système de notions où s’affirme le primat de la parole sur l’écriture, de la pensée sur le langage et la promesse d’une communication un jour immédiate ou transparente. Or il se pourrait qu’écrire exige l’abandon de tous ces principes et soit la fin et aussi l’achèvement de tout ce qui garantit notre culture, non pas pour revenir idylliquement en arrière, mais plutôt pour aller au-delà, c’est-à-dire jusqu’à la limite, afin de tenter de rompre le cercle, le cercle de tous les cercles : la totalité des concepts qui fonde l’histoire, se développe en elle et dont elle est le développement. »
Désolé pour cette longue citation, mais il se dit quelque chose je crois d’essentiel et qui déplace le débat centré sur le média et pas seulement sur la manière dont les textes se disséminent, s’échangent, se lisent en ligne par rapport au papier, mais sur la façon dont le Livre se constitue comme une certaine culture, un rapport à l’écriture et à la parole, à une façon d’exister en communauté, de définir un auteur, la question de l’art et de la communication. Vastes sujets, et face à de telles questions je crois que l’on ne peut pas être quitte de quelques formules et de quelques noms. Blanchot et d’autres ont vu dans l’écriture des graffitis en 1968 la marque de ce temps de l’écriture qui viendrait remplacer celui de la littérature : écriture anonyme, collective, inventive, fragmentaire pouvant amener à une autre culture que celle du Livre. L’expérience fut de courte de durée et Blanchot lui-même continua d’ailleurs à écrire des livres, même si désormais il composait une œuvre fragmentaire (Le Pas au-delà, L’écriture du désastre…).
Internet rejoue cette possibilité de donner à l’écriture toute ses virtualités. La cyberlittérature des éditions Abrüpt me semble travailler cette dimension avec une exigence sur ce qui se joue dans le dispositif du numérique. D’autres bien sûr conduisent des expérimentations, comme les mutantistes ou réfléchissent à l’épuisement d’une écriture sans écriture comme Kenneth Goldsmith. Mais à quoi bon citer tout ce qui est en place ? Beaucoup de choses sont encore possibles et restent à inventer. Je crois cependant que l’après du Livre, si l’on y croit, si on le désire, implique de réfléchir à l’ensemble des changements, politiques, sociaux, esthétiques qu’impliquent en fait cette position. Personnellement j’ai éprouvé depuis longtemps la disjonction entre littérature et écriture en étant longtemps dans le domaine de l’écriture (le scénario, les dialogues, l’écriture de cinéma, la nouvelle, la critique, la poésie, les paratextes), sans pouvoir me dire « écrivain », ce que j’avais fini nommé de manière parodique « latérature » pour me donner courage.
Sans revenir sur tes références, que d’autres décrypterons mieux que moi, que sans doute tu n’es pas appelé à préciser ou à limiter, on voit sent chez toi une grande influence disons, pour aller honteusement vite, d’une certaine pensée de la déconstruction (Derrida et Deleuze et dans une autre catégorie Blanchot, Bataille – je vois une certaine proximité avec Levinas, n’est-ce que moi?), ne crois-tu pas que l’on entre dans la carrière en cassant la gueule à nos aînés ? Crois-tu possible une littérature sinon sans référence du moins en inventant de nouvelles ? Crois-tu en une littérature qui puisse saisir la pointe extrême de l’instant ? Ou pour le dire autrement, je vois dans la littérature actuelle un certain rejet de la pensée de la prospérité, des dits baby-boomers, t’en penses quoi ? Tu lis quoi comme essais ou autre question quasiment la même, tu travailles sur quoi actuellement, vers quel autre univers es-tu parti ? Ou pour paraphraser Blanchot, à quel moment sais-tu que tes livres sont finis, te contraignent à aborder d’autres rivages ?
Par où commencer à te répondre ? Oui, je pense que l’ambition de toute écriture se doit d’être révolutionnaire dans le sens où il faut à chaque fois inventer un autre rapport à la langue, recomposer chaque phrase comme un univers, ce qui est vertigineux. Je pense en effet qu’il faut en passer par une sorte d’émancipation de nos modèles passés qui passe nécessairement par accepter leur part spectrale. Je ne crois pas aux grandes ruptures et déclarations d’indépendances où l’on repère finalement toujours quelque chose de mal assimilé du système ancien. Je crois davantage à une reprise qui soit une métamorphose radicale. C’est ce que j’ai tenté de faire dans Blandine Volochot où se retrouve le non-rapport de Blanchot et de Volodine sublimé dans une nouvelle forme qui nous emmène totalement ailleurs, dans un imaginaire qui est le mien mais qui a assimilé la leçon du post-exotisme comme celle de « l’espace littéraire ». La question est je crois : de quelles transformations sommes-nous vraiment capables ?
Je crois qu’il y a en cela une traduction essentielle des pensées en fiction qui font qu’être fidèle à la déconstruction, à Blanchot, Bataille et les autres, c’est être infidèle à leur doxa et au contraire assumer la responsabilité de les amener ailleurs. Tu parlais de Levinas, et en effet, j’ai beaucoup appris de sa position en matière d’éthique comme philosophie première, mais je me réjouis encore davantage de voir Judith Butler faire passer la question du “visage” vers la question du “sans-visage”, vers ceux à qui on nie la possibilité de visage, ou encore la responsabilité levinassienne que Corinne Pelluchon étend vers les animaux, ce à quoi Levinas s’était toujours refusé. Dans Capitale Songe, les masques insectoïdes ont à voir avec cette visagéité problématique de l’animal comme à la question du non-humain et continuent ce mouvement – dont il importe peu de donner les références pourvu que l’expérience soit là – et essaie d’emmener Levinas, Butler et les autres dans mon expérience de pensée. Pour le coup ce n’est pas seulement la part du rêve dont je parlais, et de ses glissements, mais un principe de transformation vivante de tout ce que je lis et apprend de la philosophie et d’ailleurs.
C’est pourquoi je ne crois pas au « nouveau » en littérature, mais à une transformativité permanente. On peut écrire dans une langue inventée, on peut décrire des langues en six dimensions d’espèces extraterrestres, on ne fait que réagencer un matériau existant. Je crois que ce culte de l’originalité comme celui de l’auteur et bien d’autres, grand héritage du romantisme (lié à la naissance de la Littérature comme telle), est peut-être aussi ce qui doit être réévalué à l’aune du paradigme de l’écriture dont je parlais tout à l’heure, d’un rapport plus collectif à l’écriture.
Quant à mes projets actuels, ils sont divers, d’une part, je suis engagé avec mon complice de toujours, SMITH, sur la « désidération » qui demande toujours de nouvelles formes, de nouveaux textes, de nouvelles expériences à la croisée du plus lointain, du plus cosmique, et du plus intérieur, du plus invisible et parfois microscopique. C’est sur cette dernière partie que je travaille aussi beaucoup, sur le microscopique et l’invisible, questions qui brassent étrangement la microbiologie et la spiritualité dans un mélange impur que je trouve merveilleux à explorer tant il a à dire de nous refoulement, de nos réticences, de nos impensés.
Crevel a toujours assuré qu’il avait des rêves infiniment pragmatiques, en vrai tu rêves de quoi, comment ? Ou pour le dire autrement tes livres parlent souvent d’états limites de la conscience : crois-tu que l’on puisse figurer un rêve, rendre compte d’une expérience intérieure, transmettre un ressenti ? C’est moi ou parfois le son des phrases, la libre association modifie ta pensée, guide ton écriture ? Ton écriture est-elle influencée par l’écriture automatique, une façon de se laisser porter ? L’écriture du rêve est-elle un moyen d’aborder un inconscient collectif, d’abolir la posture de l’auteur ? Capitale Songe serait-ce une tentative de donner à entendre la part de l’autre du rêve ? Pour reprendre Vila-Matas, il y aurait-il une part pynchonesque dans ton oeuvre, une disparition de soi au profit d’une oeuvre qui ne t’appartiens pas, ou pas totalement ?
Je crois que comme beaucoup, si je suis accro à l’écriture c’est pour ces moments d’hallucination de la phrase où l’on est véritablement comme dans un état de conscience modifié, où le monde s’abolit et où l’on voit comme de l’extérieur les phrases s’enchaîner, se faire écho. Là il y a une sorte de suspens heureux où les glissements s’opèrent, tu as raison. Bien sûr ces moments sont rares et la plupart du temps il faut y revenir pour recréer cette magie, ce rythme. De nombreux passages de Nova au début de Capitale Songe ont ainsi été faits en enchaînant, en accélérant jusqu’à en perdre le fil, ce qui me semblait correspondre au personnage, un peu comme Artaud qui frappait en même temps qu’il scandait ses textes hallucinés. Ces moments existent et sans eux je ne crois pas que je m’astreindrais au travail gigantesque que représente l’écriture, mais force est de remarquer qu’ils représentent qu’une petite partie de l’iceberg, comme le rêve vis-à-vis du sommeil. D’ailleurs l’écriture automatique pratiquée par Breton et Soupault fonctionne ainsi, si on regarde le manuscrit des Champs magnétiques on s’aperçoit à quel point le texte est repris, retravaillé, lissé, malgré l’intuition des images originelles, et Breton lui-même n’en faisait pas mystère, la dictée de l’inconscient n’est pas tout.
Comme on a pu l’entendre je suis réservé sur le récit de rêve, en littérature comme au cinéma. Je crois que ce qui fascine dans le rêve c’est ce qui justement échappe à toute représentation, à toute fixation, étant la mobilité par excellence. On en revient à la question de la part manquante. Je crois qu’on écrit tant sur le rêve, on le met tant dans les fictions parce qu’il ne cesse d’échapper, qu’il est le symbole de ce qui est aléatoire, chaotique et archaïque. C’est parce qu’il est irreprésentable qu’on ne cesse de faire des fictions à son sujet. Mais cependant, si on réfléchit à notre expérience, rien de plus ordinaire, de moins fascinant que le rêve nocturne. J’ai fait l’expérience comme Hervey de Saint Denis d’écrire mes rêves au réveil, mais cela forme des scénarios assez répétitifs ou incohérents et rapidement ces notations ensommeillées paraissent complètement étrangères à nous-mêmes (mais d’autres comme Laura Vazquez et Simon Allonneau en font des merveilles). Cependant, malgré tout, le rêve se présente symboliquement comme la création ultime, et c’est le rôle qu’il occupe souvent dans les fictions, particulièrement en SF où il est souvent présenté comme un continuum qui altère la réalité, ce qui est très éloigné du fonctionnement du rêve tel qu’on le comprend actuellement. Comme tu l’as remarqué les questions que je me pose concerne « l’autre du rêve » : on sait que la plupart des animaux rêvent, mais à quoi cela pourrait-il ressembler ? Les méduses dorment, à quoi rêvent-elles ? Et plus sérieusement, si l’on imagine l’évolution d’espèces animales à de haut niveau de complexité, comme les I2 dans Capitale Songe à quoi ressemblerait leur rêve ? A quoi ressemblerait l’inconscient collectif de cette assemblée disparate d’intelligences variées d’animaux, d’êtres artificiels, et autres ? C’est l’indicible chose qu’est le Hortex dans Capitale Songe.
Mais je retiens aussi comme tu disais quelque chose du rêve comme vecteur de l’effacement du sujet. Le rêve offre cette fluidité insensée où une chose, une personne peut être figurée par une toute autre chose et offre pour l’auteur l’image diffuse dans laquelle s’abolir. J’ai longtemps été séduit par le retrait radical à la Michaux, Pynchon, ou bien sûr Blanchot. Mais je crois qu’il faut malgré tout donner un visage à l’auteur, ne serait-ce que pour le défaire, en faire une fiction qui soit précisément celle de la dépersonnalisation, sans quoi cette posture est vouée à l’échec. Certes on n’a plus l’intransigeance absolue et la pureté de la théorie vibrante de la critique de la communication, mais on y gagne toute la pensée de l’hybridité, du mélange et de la métamorphose. C’est pourquoi par exemple faire cet entretien, même s’il consacre en partie la position de surplomb de l’auteur sur son texte et comme parole d’autorité, me semble important à faire entendre. Je pense que l’on peut maintenir cette exigence de retrait, de dissimulation et la fabrication d’une image de l’auteur disparaissant. Et pour répondre à une question posée précédemment, bien sûr je sais qu’une œuvre est terminée lorsqu’elle m’apparaît écrite par une autre. Alors seulement il est possible de la signer Lucien Raphmaj.
Autre question assez proche, on connaît Goya et ses chimères, ses silences de la raison : l’univers fantastique a souvent un aspect réactionnaire, contre la raison et les Lumières. On fait comment un onirisme de gauche ? Ou, c’est sans doute la même question, la littérature peut-elle changer le monde ?
Le surréalisme me semble avoir été un onirisme de gauche, non ? Même si c’est la cause des déchirements intimes, la « Révolution surréaliste » semble avoir voulu combiner les réalités contradictoires du jour et de la nuit comme dans ce beau tableau de Magritte « L’empire des lumières ». Mais c’est une question fondamentale en effet dans la critique de la « raison instrumentale », de l’idéologie du « Progrès » et de nombre des universaux des Lumières que l’on croyait assurés de pérennité dans le ciel des idées et qui ne cessent de « tomber » dans l’histoire avec des répercutions complexes dont s’emparent notamment les luttes écologiques, décoloniales, transféministes, etc. Mais il reste que plane bien sûr toujours le risque de partition du monde entre le mouvement des Lumières et la Nuit romantique, le progressisme libéral, et la réaction monarchique, avec toutes les variantes et combinaisons (de l’accélérationnisme au NRx).
Mais la position nuancée, complexe de reprendre et retisser autrement les deux enjeux, du jour et de la nuit, des Lumières et du Romantisme, est une position périlleuse. Avec d’autres je travaille à ce que nous avons nommé désidération, qui tente justement de donner non pas une « troisième voix » mais d’envisager une bifurcation, qui, si Bernard Stiegler l’appelait de ses vœux pour maintenant, peut aussi s’envisager en imaginant un point de divergence dans le passé, à ce moment où le capitalisme libéral, l’utilitarisme, la division des savoirs sont devenus la norme. Dans désidération nous prolongeons une perspective qui était celle de Johannes Kepler ou d’Athanasius Kircher pour nous projeter dans un futur où justement les partages du monde évitent les partitions binaires qui construisent des oppositions et des dominations (la déconstruction à cet égard a bien montré la généalogie des partages de la philosophie qui se sont constitués de cette manière, en opposition et domination d’un terme sur l’autre).
A cela tu ajoutes « la littérature peut-elle changer le monde ? » Ce à quoi il est difficile de répondre sans prendre la mesure des changements et des logiques en cours. C’est pourquoi la bifurcation me semble plus intéressante que la question de la révolution opposée traditionnellement à la question de la réforme. La bifurcation peut être radicale comme la révolution et cependant reste un processus vivant de transformation qui ne laisse pas de côté l’ensemble des relations, du monde et des moyens de vivre et de survivre qui doivent être changés. En cela la littérature a bien sûr son rôle à jouer en tant qu’elle mobilise nos désirs, nos imaginaires, nos représentations, pour donner à penser d’autres possibles, entre autres – car elle est là aussi pour décevoir. Dire que cet imaginaire précède ou succède aux transformations de la réalité est une question si vaste que je crois que je ne pourrais y répondre ici. Mais si je ne sais pas si la littérature peut changer le monde, je crois qu’il faut écrire comme si elle le pouvait réellement.
Oé Kenzaburo fait dire à l’un de ses personnages qu’un romancier doit réfléchir par scènes comme si un roman ne pouvait pas se livrer au commentaire de son intrigue, indiquer une finalité à son propos. Penses-tu qu’un romancier puisse être trop malin, puisse vouloir trop en dire, faire du commentaire plutôt que de savoir comment taire pour reprendre le jeu de mot décisif de Georges Steiner ? Pour le formuler autrement, et en venir à ta propre pratique : sépares-tu ton activité critique de celle de romancier, d’un côté Blandine Volochot et de l’autre Capitale Songe ? À partir de ses frontières poreuses peut-on définir ton travail comme une critique narrative, une fiction critique ? Dans ce cas, le risque (pas nécessairement un écueil) n’est-il pas d’écrire un roman sur le roman et ne serait-il pas à craindre reconduire ainsi les apories textuelles d’une certaine avant-garde littéraire ? Ce qui entraîne une autre question : si on considère que la littérature doit changer le monde, être engagée, cette pratique romanesque auto-réflexive (écrire un roman qui critique le roman) n’est-il pas une façon d’enfermer la littérature dans une pratique pour happy few ? Pour que mes questions ne paraissent pas trop être un exposé maladroit de mes obsessions : quels réceptions espères-tu pour tes livres, veux-tu que tes livres touche un large public, être connu ou reconnu (lu ou critiqué ce qui est la même question que souhaites-tu être analysé, critiqué ou t’importes-t-il davantage d’être lu, simplement avec plaisir ? l’alternative étant espères-tu une interprétation de rêve ?, attends-tu qu’un lecteur te révèle ce que tu ne savais pas avoir mis dans tes livres ?)
Il y a pour moi tout un ensemble de relais entre toutes mes productions, quel que soit leur statut et leur média et dans toutes apparaissent une dimension réflexive mêlée à des aspects fictionnels. Je ne sais pas à quel point les distinctions de catégories ne sont pas des artifices qui me semblent une gêne plus qu’un avantage. Vouloir classer les productions dans tel ou tel genre, ou encore forger des catégories nouvelles (j’avais déjà tenté une appellation en « critique-fiction », comme tu parles ici de « critique narrative », etc.) m’apparaît toujours insatisfaisant. Une catégorisation drastique est déjà imposée par le système de diffusion (les festivals de films, l’édition, la librairie…), catégorisation qui n’a rien à voir avec l’expérience de lecture ou de visionnage par exemple. J’ose croire que l’on est en fait plus souple dans notre pratique que dans nos représentations.
Mais j’entends le danger de faire une œuvre trop « méta » à tous les niveaux : métalittéraire, métaphorique, métaphysique… Mais sans ce risque, je ne m’aventurerai pas à écrire… Le fameux pas au-delà. Je pense qu’on peut tout à faire du roman le lieu d’un plaisir et d’une crise de la représentation, et même que tout l’intérêt est dans ces paradoxes vivants. J’ai en tête la façon dont les trois premiers romans de Blanchot abordent la crise du roman. Thomas l’Obscur (1941), conduit le roman à sa perte par la surcharge poétique, l’asphyxie d’oxymores délirantes. Aminadab (1942), ruine l’intrigue en en faisant une déambulation kafkaïenne dans une maison sans fenêtre régit par une Loi aussi mécanique qu’incompréhensible. Et enfin Le Très-Haut (1948) mène le roman à sa crise en réalisant un roman, si ce n’est réaliste, au moins poussant à bout tous les curseurs de la mimésis et finissant par les faire s’effondrer de l’intérieur. Il me semble qu’il y a à tirer de ces trois expériences et surtout du Très Haut qui m’a appris qu’on pouvait utiliser le roman pour en faire tout autre chose tout en gardant les ressorts des personnages, de l’intrigue, des rebondissements.
Reste me diras-tu la réponse que tu pourrais m’opposer : qui à part toi lis encore Blanchot aujourd’hui ? Est-ce que je ne me condamne pas malgré tout à une littérature marginale ? A vrai dire, il ne m’appartient pas de savoir quel sera le public de ces œuvres, et à tout prendre, je le souhaite la plus large possible, je serais ravi de lire des fanfictions dans l’univers de Capitale Songe. Je crois avoir dans Capitale Songe ménagé beaucoup de niveaux de lectures pour précisément permettre de multiples entrées pour différent types de lectrices ou de lecteurs. Et rien que ta très belle lecture révèle des analyses étonnantes révèle des parties inédites de Capitale Songe, et que ce livre finisse par agréger des interprétations variées, c’est ce que je peux lui souhaiter de mieux !
Autre question : envisages-tu de suivre un plan média dicté par quelques néons publicitaires ? Tout cela, si ce n’est pas indiscret bien sûr, pour interroger ton anonymat sous pseudonyme et en venir à cette question : a t-on besoin, selon toi d’une image de l’auteur, que nous apporte cette perspective critique réduite à son pur spectacle ? S’y soustraire totalement ne serait-ce pas tomber dans le revers de la même médaille, le fantasme de la disparition ?
Je crois que l’on a essayé avec l’éditeur de faire une communication qui mise moins sur l’auteur que les virtualités de l’univers, sur la dissémination des pistes : fausse propagande, liens vers des analyses contemporaines, des installations artistiques, des vidéos autour du sommeil, et puis une galerie de personnages à la Blandine Volochot venant accompagner la bizarrerie du livre.
Mais au-delà de l’aspect plastique de la mise en avant systématique des portraits des écrivains, de la place accordée à l’auteur et son rôle de commentateur, comédien de son propre livre, il y a la question du spectacle que je pense tu entends ici à la manière de Debord et qui d’ailleurs ne serait pas quitte d’un simple retrait de l’image de l’écrivain. L’énigmatique culte négatif de l’auteur retiré des médias qui agrège des auteurs aussi différents que celui du Le Livre sans nom et d’Elena Ferrante en même temps que les auteurs dont on parlait précédemment, Pynchon & cie, finit par être repris dans la logique même du spectacle.
Par rapport à cette situation, il n’y a que des stratégies obliques à opposer. Il me semble qu’il faut tenter de prendre parole comme ici pour parler de ce bizarre culte de l’auteur, de s’en étranger dans les livres, d’en être conscient dans les rapports aux médias et dans la recherche de partenaires artistiques, dans la manière dont on communique sur les œuvres, dépersonnalisant la figure de l’auteur, disséminant les idées.
Question à la con : tu le vois comment l’avenir ? quelles sont les raisons d’espérer en ces temps de pandémies, tu nous conseillerais quoi comme lecture (un petit trésor bien caché) qui pourrait nous servir de Radio Levania ?
Le conseil de lecture pas si caché en ces temps troublés serait de se pencher sur Vivre avec le trouble de Donna Haraway dont la traduction par Vivien Garcia vient de paraître. Comme pour les autres références, il s’agit de faire muter ce qu’il y a dans ce livre en autre chose. Il y a un côté ensoleillé, merveilleux dans le monde de Donna Haraway, qui même quand elle reprend la maxime d’Anna Tsing d’apprendre à « vivre dans un monde abîmé », reprend toujours le dessus. Je pense qu’il y a de quoi fabriquer avec Haraway, Stengers, Desprets et tant d’autres les matrices des imaginaires de nos fictions à venir.
Sinon, pour celles et ceux qui ne l’ont pas lu, je conseille le livre de Lucie Taïeb, Les Échappées, dont la radio de Stern, portant comme Levania le signe du cosmique, porte une voix presque « désistānte » se rapprochant d’une éthique de la douceur, de la discrétion et en même temps que celle de la révolte.
WordPress:
J’aime chargement…