Cinq filles perdues à tout jamais Kim Fu


Du trauma, pluriel et difficilement dicible, de la découverte de la fin ; de la vie chaotique, perdue forcément, de cinq jeunes filles qui, différemment, ressentiront leur commune expérience dans ce camps de vacances Forevermore. Toujours dans l’évitement, ce suspens où s’écoule nos vies, Cinq filles à tout jamais déploie et concentre l’existence de ces femmes qui semblent hantées par une fondamentale blessure – pas uniquement né sur cette île dont ce roman dévoile l’ordinaire drame, la tristement banale violence entre filles égarées au seuil de l’adolescence – quand elles sont seulement animées d’un manque, de sa sourde inquiétude dont Kim Fu va littéralement incarner les détails et couleurs de ces destins toujours à côté, déchirant écart, de ce qu’ils pourraient être.


On pourrait commencer ainsi : le cœur tacite, le point-aveugle si on veut, de Cinq filles perdues à tout jamais serait une sorte d’infime, tenace, décalage identitaire. Peut-être n’est-il pas indispensable de préciser que les cinq protagonistes (Nita, Andee, Isabel, Dina et Shioban) toutes se débattrons dans une existence obstinément étrangère. Quand même, notons que Kim Fu, comme au détour d’une phrase, évoque avec une grande justesse, me semble-t-il, les origines asiatiques de quelques-unes de ses si fragiles et émouvantes héroïnes. Pour le probable plaisir du lecteur, l’autrice louche, très visiblement, vers le grand roman américain, son désir de dire les différentes strates de la société, le lien mystérieux, toujours suggéré sans jamais s’imposer comme explication unique, qui relie ces si inquiètes jeunes femmes bousculées par les aléas et autres signes du destin dont nous entendons les virtualités, tout ce qu’elles auraient pu devenir. Si, dans un contexte canadien, nous évoquons la grande tradition américaine du roman c’est aussi pour le sens du détail renseigné, la véracité des situations de basculement cernées ici avec cette délicatesse que fondent les ellipses. Pour le dire plus concrètement, pour revenir à nos vielles obsessions, Kim Fu décrit d’abord avec une contondante précision les tensions entre gamines, l’horreur d’un désir de domination et de soumission qui joue des peurs des enfants pour la première fois confrontés à une sociabilité autre. « C’était une humiliation floue, impossible à dénoncer peut-être créer de toutes pièces. » La naissance, allez savoir, de cette permanence de la sensation d’isolement qui caractérisera, pour des raisons variées, ces faillibles héroïnes. Sans avoir à insister, à virer dans la dénonciation morale, l’autrice pointe les étranges, dominantes pourtant, valeurs imposées dans ce camp de vacances où, dramatiquement tous les personnages se rencontrent : un dépassement de soi véhiculé par un pseudo retour à la nature, adamique autonomie puisque, bien sûr, le religieux n’est jamais très loin. L’enfer imposé, pour leur bien supposé, infligé aux gosses. Toujours traité avec la même bienvenue pudeur, on touche alors à l’autre centre sensible de Cinq filles perdues à tout jamais : l’autre valeur prônée par nos sociétés tant ici sera interrogé la rédemption ou plutôt sa plate traduction contemporaine en résilience. Éternel sujet, surtout, de la littérature : les infinies façons dont ce qui est passé sous silences sans cesse revient.


Par petites touches, respectueuse des intermittences dont sont tissées nos vies, Kim Fu explore, creuse les différents visages de son incompréhension, le moment où plus rien ne fait sens, où autrement le passé pourrait apparaître. L’autrice décide de le laisser planer comme le sous-texte d’une explication trop limpide. Après avoir habilement interrompu la progression vers le drame vécu dans ce camp, le récit sur celle qui déjà semblait s’imposer, Nita. Magnifique évocation enfantine d’un rapport envahissant avec son chien, de la sensation d’isolement donc que peut faire naître une douloureuse capacité à classer les choses, à trancher par une étourdissante mémoire de toutes les options. Nos égarements sont si souvent ordinaires. Bien sûr, tout s’écroule, banalement. Une boîte lui tombe sur la tête, rien désormais ne sera plus limpide, les choix seulement une réponse aléatoire. Comme pour mieux laisser sous-entendre, peut-être seulement, que ses choix enfantins sur cette île, pas encore décrit puisque l’évocation du devenir de chacun des jeunes filles entrecoupe la lente progression du récit, n’ont rien évident, que le lecteur devra bien sûr les interroger. Afin de ne pas résumer la suite de ces beaux récits, disons-en outre la belle construction, le sens du détail, de la situation dont le déchirement sera toujours concret comme l’est cette étrangeté à nous-mêmes qui si bien nous accompagne. Nous évoquions le roman américain, il sera particulièrement présent dans la partie sur Andee. Pour mieux faire sentir son isolement égaré, Kim Fu raconte sa vie derrière celle de sa sœur, Kayla. Une enfance d’errance, une mère en fuite qui traîne ses gamins de squat squat, de canapés à d’autres temporaires séjours. On le sait, la souffrance peine à se dire, elle se devine si facilement dans nos évitements et silences. C’est cela que nous fait entendre Cinq filles perdues à jamais. À ce titre, le récit du deuil d’Isabel est déchirant, tout de pudeur et de repousse. Plutôt que d’affronter le récit de la mort de son mari, Kim Fu revient sur les amours, aléatoires, pas très heureuses, de son personnages. Sa vraie habilité est de ne d’abord jamais faire un lien clair avec ce que toutes elles découvriront sur l’île, de ne pas en faire une explication. Sauf peut-être pour les deux derniers personnages, Dina et Shioban qui, victimes, montreront des traumatismes directes. Un roman très juste.


Un grand merci aux éditions Héliotrope pour l’envoi de ce roman.

Cinq filles perdues à jamais (trad : Annie Goulet, 375 pages, 28 $ 95, 20 euros)

Laisser un commentaire