Le livre contre la mort Elias Canetti

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Œuvre posthume, Le livre contre la mort tend le miroir de l’obsession de toute une vie. Avec une grande finesse, une clarté sans fard, Canetti a toute sa vie souhaitée écrire un livre qui lui permettrait de bafouer, déjouer, annuler la mort. Ce recueil de brèves notations, d’aphorismes sans gratuité vous contraint à vous positionner face à ce sujet intime. On y devine le cheminement d’un grand esprit et l’invention de l’immense écrivain que fut Canetti. Une publication indispensable.

Ne le cachons pas, Le livre contre la mort peut-être une lecture difficile. Au fond, il reste étonnant de demander au lecteur d’affronter la continuité d’une hantise dont jamais Canetti ne se défit. Lui se refuse à admettre la mort, se fâche et s’emporte devant tous ceux qui osent en faire l’apologie. Pourtant, il ne nous parlera de rien d’autre durant tout ce recueil posthume. Nous plongeons, me semble-t-il, alors au cœur de la toujours problématique lecture d’un journal intime. Toujours peu ou prou la preuve d’un échec. La constance avec laquelle l’auteur s’y acharne finissant alors par en faire toute la valeur.

Le cas de Canetti est différent. En partie, l’auteur consent par avance à la publication de ses notes. Une partie appartenant déjà aux différents journaux déjà publiés par ses soins. Une grande partie des brèves notations sans date, cependant jamais répétitives, est inédites. Les rassembler donne toute sa force à ce projet. Peut-être, comme l’écrit lui-même Canetti, cette publication posthume devient le témoignage d’un échec et nous livre « l’histoire d’une chimère. » Mais sa fragmentation, son inachèvement par refus de conclure, cette plongée émouvante et crue dans une pensée en train de naître, dans l’enchantement d’une écriture comme seule façon de résister à l’asphyxie, participe du projet. Intelligence remarquable, à la fois redoutable et souvent d’une désarmante naïveté, Canetti en avait d’emblée parfaitement conscience :

Ce n’est que dans ses phrases éparses et contradictoires que l’homme parvient à se rassembler, à devenir entier sans perdre l’essentiel, à se répéter, à respirer, à expérimenter ses gestes, à fonder son accent, à essayer ses masques, à craindre ses vérités, à découvrir des vérités dans les fumées de ses mensonges, à se fâcher à mort et à disparaître rajeuni.

Notons d’ailleurs que sa survie tient à cette singularité dont il aime à se revendiquer. Il le dit : entretenir la mémoire d’un mort serait souligner ses défauts, le refuge de ses paradoxes. De ses vaines provocations aussi dont l’auteur de Auto-dafé ne me semble pas manquer. La lecture de ce roman ne saurait laisser indifférent. Un livre qui se plaît à être détesté. Le seul roman de Canetti reste à mon sens très difficile à interpréter. Prenons l’exemple de la détestation des femmes qui semble sans cesse s’y exprimer. Y reconnaître l’auteur serait sans doute un masque trompeur. Le livre contre la mort est parfois régit par la même logique implacable. Il me paraît particulièrement difficile d’adhérer en permanence avec la position de Canetti. Attention cependant, il serait infiniment trop simple de se gausser de son refus, de sa volonté acharnée de croire en une improbable victoire contre la mort. Car il est impossible, simultanément, de ne pas reconnaître une vraie grandeur à lutter contre cette fatalité. Un strict refus des « atténuations du refus et des conjurations épisodiques. » Canetti est souvent trop grand, trop implacable.

Cette note de lecture n’épuisera donc en aucun cas l’ensemble des sens que l’on peut prêter à cette œuvre de toute une vie. Le livre contre la mort me paraît déjà un de ses bouquins sur lequel je reviendrai, y trouverai radicalement autre chose que ce que j’y ai vu, sans doute même rien de ce que j’en consigne ici. Ma lecture a amoncelé trop de citations. Pour vous en donner une idée, hasardons une comparaison qui me permettra de situer d’où je parle. D’ailleurs une des grandes valeurs de ce carnets, Canetti y parle toujours à partir de lui-même, donne un avis qu’il a su faire sien.

Mon surplus de citation me rappelle donc ma première lecture, à dix-sept ans, de Cioran. L’exact opposé de Canetti. Le roumain se lance dans l’apologie du culte de la mort, de l’inconvénient d’être né et lance pléthore d’aphorismes dévastateurs. Une pensée qui vous saute à la gueule et ne vous lâchera pas. « Pourquoi se suicider puisque on se suicide toujours trop tard ? » comme disait avec ce mélange de frime et de désespoir stylé Cioran. Le livre contre la mort se livre parfois à l’aphorisme, la phrase piquante au paradoxe accrocheur. « Le joyeux suicidé que cette perspective réjouit déjà trente ans avant de passer à l’acte. » pour la mémoire de René Crevel ou « le fait de revenir ne serait-il pas encore plus triste que celui de revenir » et enfin « Un mourant, mais immortel – qu’est d’autre le Christ ?»

Un vrai plaisir à lire ce genre de bons mots. Comme d’ailleurs de découvrir cette plongée limpide dans la passion de Canetti pour toutes les formes de religion. Pour «nous les incurables pénitents de l’avenir » l’auteur ausculte la trace des cultes des morts. Il sait le faire avec un vrai souci pédagogique. Il cite souvent des ethnographes et, comme le souligne à raison, la postface, toujours dans un louable souci de transparence. J’aime vraiment sa position sur le religieux. Un encombrant objet de mémoire. « On se concocte un nouveau dieu. Fait de vestige. » Une forme d’incroyance qui ne peut s’empêcher de continuer à questionner. Une façon d’adresser un correctif à selon lui toutes les vies manquées, à « Tous ceux qui n’ont pas langui après les dieux morts. » Au passage, le refus de la mort sert aussi à consigner tous les poèmes qui la bafouent et à s’essayer parfois à une forme poétique aux allures d’inventaires. Une manière d’échapper, selon son projet, à une pensée systématique.

Notons aussi que cette posture d’un strict refus de la mort permet à Canetti de se livrer à une admirable perspective sur la critique littéraire. Pas mauvais à mon sens de rappeler qu’elle reviendrait à décider qui aurait le droit de survivre. Canetti le dit clairement : personne ne doit mourir. Pourtant, le rapport à la mort crée d’infranchissables différence, l’occasion d’un jugement de valeur. Nieztsche serait ainsi un « amant masqué de l’homicide. » Canetti signe ainsi de très belles pages sur Thomas Bernhard (son attirance pour son acrimonie) en qui il voyait un disciple avant qu’il  ne soit parasiter par Beckett (très bien compris d’ailleurs par Canetti) sur Musil (sa force dans sa négation de son époque), sur Kafka (avant tout un théologien). D’une manière assez remarquable, cette attitude face à la mort décide aussi d’un jugement politique. De nombreuses notes sur la première guerre du Golf mais conservons surtout la façon dont Canetti affirme que la realpolitik s’appuie sur des morts, la vomitive Tatcher aurait ramené l’Anglettere à l’époque de Dickens sans l’empire et de valider, pour parler de notre époque tous ces adorateurs de la mort :

Les gens qui se sentent bien parce qu’il existe parmi eux une classe d’exclus, de chômeurs…

L’autre point passionnant de ce Livre contre la mort, une lecture décisive, est le portrait très en creux qu’il dessine de l’auteur. Chez Canetti la réflexion n’est jamais abstraite. Parfois, elle se fait à la troisième personne, des fictions minimales toujours saisissantes. Très vite, le lecteur devine le poids personnel de la mort. L’œuvre de Canetti se serait déployée à l’ombre d’un père mort trop tôt. Le livre contre la mort est aussi un hommage à sa mère morte. À ma très grande honte, j’ai un souvenir assez confus de ma lecture du premier tome, admirable, de l’autobiographie de Canetti. La très bonne édition du Livre contre la mort aurait, au passage, peut-être mérité un bref rappel biblo et biographique de l’auteur. Même si une lecture décontextualisée fait tout l’intérêt de ces notes. En partie on échappe ainsi au voyeurisme, on peut sans rien en savoir critiquer Canetti, le laisser, comme il aspirait, vivant. Questionner par exemple sa paternité (ses réflexions sur le sujet sont intrigantes) à un âge très tardif alors que lui-même à tant souffert de la mort de son père.  Mais cette reconnaissance autobiographique n’apporte pas grand chose. Toujours néanmoins cet admirable constance, vieil homme Canetti s’en tient à son refus de la mort, continue à lui trouver des formes et des variations. Le rappel qu’il faut absolument lire cet auteur indispensable.


Je tiens à remercier les éditions Albin Michel pour cet envoi.

Le livre contre la mort, (trad :Bernard Kreiss, 489 pages, 25 euros)

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