Le moulin de Pologne Jean Giono

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Âpreté tragique, comédie bourgeoise grinçante dans son exploration à la première personne d’un destin toujours dubitatif, Le Moulin de Pologne frappe par la concision de ses portraits, la sécheresse de ses notations sur un milieu dont le lecteur ne parvient à départager l’admiration et la détestation. Giono se fait ici moraliste sans jugement et captive par une parole à laquelle il est impossible d’adhérer comme il se révèle difficile d’en renier la cruelle pertinence.

Exposons-nous à un peu de difficulté : avant que l’actualité littéraire ne me rattrape à nouveau, je cède à l’appel de livres anciens, amplement commentés et, pour aggraver mon cas, d’un auteur que je connais fort mal. Giono reste pour moi un nom qui s’entasse dans la bibliothèque parentale, l’image peut-être de ces couvertures aux pastels naïfs de Livre de Poche jaunis. Un de ces auteurs dont on décide très tôt qu’il ne nous concerne pas. On a pourtant du en lire un ou deux livres, on sait en tout cas en discourir avec aisance. Giono, paysage et récolte, le soleil de Manosque et son existence dure, lapidaire, mais magnifique. Est-ce de Regain que je tire ces stéréotypes ? Allez savoir.

Mais nous craignons moins les couteaux et les fauves qu’une façon de vivre qui ne corresponde pas à l’idée que nous nous faisons de la vie.

Le moulin de Pologne étonne d’abord par la maîtrise distanciée de son monologue distancié et crue jusqu’au bout manipulateur. Avant que les masques ne tombent, ce narrateur à la détestable ambivalence s’avère fascinant. Le  « Je » cède la place au  « On » pour mieux démonter l’entraînement sociale « où il était si agréable d’être cruel sans danger. » Giono ressuscite la réprobation morale de toute une société étriquée. Les gens qui comptent blessent de leur aveuglant conformiste, leur méchanceté normative devient l’instrument même de la fatalité. Savamment le narrateur élude son implication et tend au lecteur un peu supportable miroir : n’agissons-nous pas tous de mêmes dans les avanies de la comédie sociale. Ce clerc de notaire reproduit, pas tout à fait à son insu, les jugements dont il ose se croire n’être pas dupe.  Ne paradons-nous pas dans le monde avec le même mépris distancié, conscient de la bêtise de nos jugements ne le recouvrons-nous pas de ce masque de cynisme et d’empathie planquée, sans risque, dont toujours fait montre le narrateur ?

La vie des autres, avec ses vicissitudes, ses malheurs, ses défaites, est extrêmement agréable à regarder.

Bien planquer derrière son narrateur aux avis péremptoires (sa vision des femmes pour n’en donner qu’un exemple), Giono parvient à ne jamais se situer et embarque le lecteur dans un second dispositif narratif d’une efficacité tout aussi éprouvée : la tragédie. Le narrateur, salaud ordinaire, devient une petite main du destin tragique de la famille Coste, manière d’Atride contemporains. Cette façon de ne jamais participer aux scènes décrites (avec une cruelle précision quand elles touchent à l’humiliation ou à la manipulation) transmue le narrateur en coryphée. Un chœur antique comment l’action afin de la rendre plus implacable.

Le destin n’est que l’intelligence des choses qui se courbent devant les désirs de celui qui semble subir, mais en réalité provoque appelle et séduit.

Les Coste se croient soumis à une fin tragique. Giono tend à montrer la composante volontaire de nos soumissions à un malheur supérieur. Ce livre de 1952, même derrière le masque du narrateur, véhicule des conceptions devenues peut-être étrangères ou disons difficiles à acclimater à nos vies quotidiennes écartelées dans le matériel. Peut-être faudrait-il interroger la part de notre propre préméditation, de notre consentement à notre malheur que l’on voudrait incandescent, fatal, pour qu’il soit signifiant. Par l’insistance du narrateur à s’en démettre, Giono ne méconnaît pas la part sociale de cette constitution du rejet, de cette solitude qu’il faut pour que nos folies nous paraissent nous être destinées. La scène du bal comme celle de l’ultime évanouissement, hors cadre bien sûr par bienséance, ont alors la lumière cassante de nos cauchemars avides et esseulés.  Pleine d’illusions, d’élisions et d’allusions, la prose de Giono a une évidence douloureuse, descriptive et nous fait toucher ses souffrances que l’on se retient de partager. Dans la sublimation de son modèle antique, la terreur s’amalgame à la pitié comme disait l’autre et nous laisse seul face à l’ambivalence du spectacle d’une extrême tension morale. Il faut cependant souligner que l’atmosphère étouffante, minable et conformiste, semble souvent délétère. La dénonciation ne va pas sans une certaine fascination, à valeur de quasi acceptation, de ce milieu provincial gerbant. Pour bien faire entendre ce dégoût dans lequel on se laisse prendre, les romans de Simenon me sont souvent venus à l’esprit : l’image d’une France de propriétaire terrien, d’une société figée car déjà rattrapée par ses tensions intestines. La représenter lui offre une subsistance ; la prétendre dépassée expose à son retour fantasmé. Le moulin de Pologne dans sa densité même parvient à jouer de nos rejets et nous propose une de ces belles lectures auxquelles il est impossible d’adhérer entièrement.

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