Sur le miroir fêlé de notre monde Colin Fraigneau


Récit pluriel de voyage dans les ex-républiques d’URSS, touristique, malgré tout, excursion dans une curieuse fascination pour ces confins, ces pays lisière où l’on entend les fantômes de la grandeur, le sentiment d’abandon voire un rien de nostalgie de cette emprise dictatorial. On y lit aussi, hélas à mon sens, un nomadisme mondialisé, l’omniprésence du désir et des coucheries de cette jeunesse en quête d’elle-même. Pourtant, par ses narrateurs changeants, par son point de vue ainsi critique sur ce qui est raconté, Sur le miroir fêlé de notre monde offre, outre une description précise et sensible du Kirghizstan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan, du Turkménistan, de la Géorgie, de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan, de la Lituanie, de la Lettonie, de l’Estonie, de la Lituanie, de la Moldavie et bien sûr de la Russie, de belles réflexions sur les contre-modèles que doivent continuer à inventer les voyages. Colin Fraigneau en livre un récit qui habilement, trop parfois, met à nu quelques-uns des ressorts de notre désir d’ailleurs.


Il nous arrive souvent d’être un rien irrité par la posture que l’on devine être celle de l’auteur. Sans doute faut-il y reconnaître une part de mauvaise foi, une part de jalousie. Nous l’exhibons ici crûment comme si cela allait nous permettre de nous en détacher. Notons que nous décrivons ainsi assez exactement la posture supposée de Colin Fraigneau : comme nous, il fait un peu son malin, pointe des travers sans pour autant s’empêcher d’y participer. Trop souvent, peut-être, ce que l’on critique décrypte aussi notre jalousie. Ainsi, si l’on dit que de moins en moins l’on comprend le sens du tourisme, le sporadique passage par un pays à travers ses sites pittoresques ou, ce qui ne vaut peut-être guère mieux, ceux prétendus plus « authentiques » d’être moins fréquentés, sans doute peut-on lire ici une forme de jalousie. Nous voudrions être le plus exact sur ce livre : nous ressentons aussi cette fascination pour les ex-républiques socialistes, on éprouve aussi une curiosité assez mal placée pour ce vieux rêve qui bouge encore du communisme, pour mieux comprendre ce qui y fut la vie, le peu que nous avons à proposer de mieux, on est en accord avec cette assertion de l’auteur : « et l’on ne m’ôtera pas de l’idée que l’absence de modèle alternatif a largement contribué à accélérer le dysfonctionnement de cette machine ». On ne peut dénier à Colin Fraigneau une perception plutôt exacte de sa situation, on interroge, facilement c’est entendu, les ambivalences qu’elle entérine. Continuons sur ce qui nous a déplu dans un livre par ailleurs d’un grand intérêt. Passons sur la citation du misérable Sylvain Tesson, passons aussi sur les citations de Montaigne un rien scolaires, sur l’aspect disons professorale de certaines réflexions. Arrêtons-nous plutôt sur un paradoxe pointé dans Sur le miroir fêlé de notre monde. L’auteur, comment pourrait-il en être autrement, se réclame anti-capitaliste, une position plutôt difficile à tenir dans les pays visités dont tous les habitants s’étonnent de sa présence. C’est très pertinent, très bien mis en récit d’ailleurs. Nous découvrons alors ainsi un des paradoxes les plus puissants de ce récit : le voyage reste un miroir fidèle de l’ultra-libéralisme, du confort financier dont il faut jouir pour aller où il n’y aurait rien à voir, pour y reproduire un mode de vie diablement occidental. On parle pas mal de coucheries, d’alcool, bref toute cette atmosphère d’expatriés qui continuent à me donner la nausée. Là encore, Colin Fraigneau décrit l’ensemble sans complaisance, mais avec cette pointe de distanciation qui est précisément la satisfaction ultime de nos cultures élaborées. On se plaint de la qualité d’internet pour aller, dans la crasse et la pauvreté obtenir des relations tarifées. Pas certain d’avoir envie que mes ailleurs à cela ressemble.

Quand trois vrais parisiens rencontrent deux vraies blondes, tout le monde s’en trouve vite suffisamment émoustillé pour que la bonne ambiance règne.


Honteuse facilité de la citation assassine. Reprenons la trouble fascination qu’exerce pourtant ce livre puisque tout voyage, à ce que l’on dit, est déchirement. Nous allons donc suivre Thomas dans ses aventures multiples, dans ses anecdotes, dans tout ce qui repousse ce qu’il croyait devoir voir. L’important, bien sûr, est le cheminement, pas ce qu’il faut voir et, de façon un peu attendue, l’attention enfin à « la différence, et l’étrangeté, qui repoussent nos limites. » Habilement, Thomas n’est jamais le même, décrit ainsi les différentes perceptions que l’on peut avoir des pays. Colin Fraigneau déploie un sens assez sûr de l’anecdote, du récit, de l’humour donc aussi. On se laisse prendre à cet ailleurs en friche, en recomposition, très différent, parfois désertique et dangereux comme en Asie Centrale, parfois plus déroutant comme dans les Pays Balte. De beaux récits de pèlerinage, des rites de partage de nourriture, de musée retrouvé où l’auteur enfin se confronte à son fantasme de la vie en URSS. Léger et rythmé, avec ce qu’il faut de réflexion, de travail sur le style et sur la variété de point de vue.


Merci aux éditions La ronde de nuit.

Sur le miroir fêlé de notre monde (278 pages, 18 euros)

Laisser un commentaire